[Critique contenant des spoilers]
Antigone est un mythe si riche que les manières de le revisiter ne manquent pas. Ici, Liliana Cavani choisit de s’attaquer à la tentation fasciste qui, en 1969, n’était pas totalement écartée en Italie. Son film est donc un hymne à la liberté et un appel à la résistance contre un Etat tout puissant, évoquant Orwell. Le discours est assez convenu : les institutions qui en forment l’ossature – police, armée, Eglise, gouvernement – en prennent pour leur grade, alors que nos deux jeunes tourtereaux font office d’anges tombés du ciel.
Tombés du ciel ou échoués de la mer : le jeune homme léché par les vagues semble mort tel un migrant d’aujourd’hui. Première curiosité, les enfants ne sont nullement effrayés, la mort est presque un jeu pour eux. Dans la scène suivante, ils seront tirés comme des lapins. Abattre des enfants, le tabou absolu (Lars Von Trier osera aussi aller sur ce terrain dans son savoureux The house that Jack built). Ce que dit Liliana Cavani par cette scène d’ouverture c’est que le régime dont il est question ne peut tolérer l’insouciance, la joyeuse liberté qu’on associe à l’enfance.
Puis, générique nous montrant une ville constellée de cadavres. Voilà qui continue à interpeller. Il est interdit de les toucher, encore plus de les ensevelir, puisque ces rebelles doivent être montrés en exemple à toute la population. Une population qui approuve dans son immense majorité – même la famille d’Antigone souhaite qu’elle soit retrouvée et punie. Air connu, de même qu’est connue l’argumentation du premier ministre, en réponse à son fils rebelle : ces cadavres sont un gage de stabilité et d’ordre. On imagine en effet sans peine l’effet produit… A moins qu’on s’y habitue ? Car on s’habitue à tout, le nazisme l’a montré (et hop, un point Godwin).
L’ordre, le pragmatisme, face à l’humanisme exalté : on retrouve le thème d’Antigone, qui fait fureur dans les lycées, parlant évidemment très fort à l’adolescence. La question de la sépulture digne, qui fonde l’humanité depuis la nuit des temps aussi.
L’Antigone de Cavani n’est pas la nièce du premier ministre comme chez Sophocle mais l’amoureuse de son fils : on n’est pas loin du mythe. Mais elle se rend vite compte que ce dernier, Ermone, ne sera pas l’allié qu’il lui faut. Comme compagnon, Liliana Cavani adjoint à notre Antigone une figure christique, incarnée par Pierre Clémenti. Une sorte d’extraterrestre, dont on ne comprend pas la langue, dont la marque est un poisson (signe christique). Comme Ermone, on l'a découvert sortant de l’eau, mais l’eau indomptée de la mer n’équivaut pas à celle d’une piscine…
Sans avoir besoin de se parler, les deux comprennent qu’ils se rejoignent dans leur volonté subversive de ce système odieux. Le jeune homme se met à couvrir les cadavres, abandonnant son manteau, son écharpe : il est bien le compagnon qu’il fallait à Antigone.
Ils dérobent le frère, puis d’autres morts dans la rue, au grand dam de la population, qui s'empresse de les dénoncer. Sont immédiatement pris en chasse par une police dotée de chiens féroces. S’ensuit une course poursuite où nos deux rebelles, d’abord nus tels Adam et Eve, se déguisent successivement en religieux puis en militaire. Liliana Cavani change ici de registre, on est presque dans la farce. Elle laisse libre cours à sa fantaisie : on croise des hommes nus dans un sauna soumis à un rituel humiliant par un enfant, des candidats à l’armée qui passent des tests enfantins avant d’être probablement châtrés, des vigiles idiots qui laissent passer toute personne ayant l’uniforme ad hoc. Dans une église, les rats ont investi le tabernacle, mais notre pseudo-Christ y trouve une colombe qu’il libère.
Les deux sont finalement pris, bien sûr. Antigone est soumise à un interrogatoire dans une scène étourdissante, avant d’être frappée, puis réhabilitée comme objet subversif qu’il faut savoir utiliser, par les politiques. Le jeune homme, lui, est capturé par les gens de la télé, qui en font une bête de cirque. Tentative de récupération dans les deux cas.
Antigone conserve un défenseur en la personne d’Ermone, qui va plaider sa cause auprès de son père. Ses yeux se sont ouverts : il préfère se laisser emprisonner, devenir « un animal » plutôt qu’appartenir à cette humanité-là. A moins qu'il ne veuille par ce geste signifier à son pére la bestialité honteuse du régime que celui-ci légitime, sur lequel Antigone lui a ouvert les yeux ? On le voit ramper pour attraper un bout de viande.
Le compagnon d’Antigone, qui ne prononce qu’un mot, « Senna », a été mis chez les fous. Une jolie scène nous montre tous les aliénés se jeter soudain sur une jeune femme à la guitare. On redoute un viol, mais il s’agit simplement de lui ôter sa combinaison et de se la lancer comme une balle, par jeu. Le tournis que donne cette scène renvoie à la séquence d’interrogatoire évoquée ci-dessus. Finalement, le jeune homme est délivré, jugé sans doute inoffensif, à moins qu’il ne s’agisse de le suivre pour retrouver Antigone échappée de l’hôpital ?
Les cannibales est une tragédie, il fallait donc que nos deux héros meurent, justifie Liliana Cavani dans le bonus du DVD – les Américains avaient offert un financement supérieur au coût total du film à condition qu’on substitue à cette fin un happy ending ! Ils meurent donc, Antigone comme le Christ étant des figures sacrificielles. Mais ces sacrifices sont féconds, la graine est semée : les fous ont pris le relais, transportant sur leur dos des cadavres. Une note d’espoir pour conclure. Et un message : dans un système fasciste, seuls les fous peuvent montrer la voie.
Liliana Cavani a réussi son pari : plutôt que de nous asséner un discours pontifiant sur les horreurs d’une dictature, elle nous montre deux anges libres en mouvement évoluant dans ce triste décor. La fantaisie qu’elle déploie dans son film le sauve du conformisme qui le guettait : un pape à chaussures rouges asperge d’eau bénite (ou de désinfectant ?) les cadavres dans la rue, on est presque chez Jodorowsky. Dans un sauna, la toge rouge du jeune homme brille de milles feux. En poursuivant nos deux fuyards, les chiens se dévorent entre eux. Autant de scènes qui séduisent ou épatent, donnant des ailes à cette ode à la liberté. Liliana Cavani se soucie peu de vraisemblance : autant de cadavres dans les rues donnerait vite lieu à une puanteur insupportable par exemple. Ce qui l’intéresse, c’est d’opposer à cette image glaçante la folle cavale de deux êtres en révolte.
On déplorera bien quelques longueurs : citons le rituel appliqué au frère puis aux autres cadavres, dont on perçoit mal le sens, ou la scène entre Ismène et son fiancé, pas indispensable. Il y a aussi l'esthétique années 70, qui décidément a mal vieilli (comme leur musique, celle du générique je veux dire, le travail d'Ennio Morricone étant une fois de plus intéressant). Des réserves mineures : globalement, ce film est une jolie découverte.