Chère à Pierre Bourdieu, l'idée du déterminisme social - autrement dit cette idée terrifiante de l'impossibilité à échapper à un destin tracé d'avance, non par des volontés présumées supérieures, mais plus prosaïquement par des motifs qui ont plus à voir avec l'origine et l'atavisme - n'en finit pas de contaminer les dérives d'une société moderne de plus en plus érigée sur les clivages et les oppositions que la perspective de l'issue la plus horrible, la mort, ne parvient même pas à aplanir. Au contraire, la mort est ici appréhendée comme la victoire, l'accès direct au martyre et au paradis, transformant l'élu en héros sur terre et en hôte éternel d'un paradis sublimé. Les propagandes ont toujours prospéré sur les terrains fertiles de la crédulité, de l'innocence, mais aussi sur ceux du ressentiment, de l'échec, savamment engraissés par l'utilisation abjecte mais réfléchie d'événements périphériques : la prison, le meurtre accidentel.
Dans un Casablanca qui émerge à peine des années de plomb et voit bientôt l'accès au pouvoir de Mohammed VI, la misère des bidonvilles faméliques et surpeuplés sape durablement les petits trafics des uns et les rêves de grandeur et d'ailleurs des autres, tous unis dans la déveine et sous l'observation scrupuleuse des jeunes mollahs et imams que l'actualité brûlante des années 90 qui atteindra son point d'orgue le 11 septembre 2001, aide avec une insolence inouïe à recruter et à formater des jeunes naïfs, perdus et terriblement amers. Ce qu'avait montré de manière impitoyable en 2011 le français Philippe Faucon avec La Désintégration, Nabil Ayouch le décrit avec autant de force et de lucidité dans son film qui emploie davantage le format de la fresque puisqu'il suit ses héros, deux frères et leurs amis, de la prime enfance bagarreuse et joyeuse à l'âge d'homme. Passée la crainte initiale d'un film caricatural et folklorique, peuplé de gamins braillards et forts en gueule, c'est la certitude de voir une œuvre juste, sans pathos ni apitoiement, qui envahit durablement l'esprit du spectateur, atterré et effondré d'assister à la transformation tant spirituelle que physique de ces sympathiques garçons. Une progression inexorable que rien ne semble pouvoir ralentir, sinon stopper, illustrée par le port des barbes et des vêtements stricts, par le respect des rites religieux et des contraintes de la vie communautaire, mais surtout par le feu intense - oserions-nous dire sacré - qui se consume dans le regard de ces jeunes hommes. Comme Philippe Faucon, Nabil Ayouch décrit de manière précise et presque documentée le lent et pernicieux processus d'embrigadement et de propagande. Nous le suivons emplis d'effroi et d'incompréhension parce que nous le regardons aussi avec nos yeux d'occidentaux que la notion de mort - et subséquemment de vieillissement et de maladie - terrifie au point de l'annihiler complètement.
La limite des films réussis et saisissants de Faucon hier et de Ayouch aujourd'hui est de ne pas parvenir à nous faire entrer dans la tête et le système de pensées de jeunes gens prêts à se faire exploser. Nous réagissons donc avec notre propre système de raisonnement qui entre forcément en collision avec celui en train de se déployer sur l'écran. C'est d'autant plus déstabilisant et cruel que nous avons eu tout le temps de nous attacher à ces garçons, espérant avec une naïveté confondante et stupide qu'un éclair de lucidité viendrait les détourner de leur funeste trajectoire. Les Chevaux de Dieu est donc un film implacable à l'ambition d'exhaustivité et de documentation qui refuse la simplification et la caricature.