Au cousin de son compagnon qu’elle vient de rencontrer et qui aspire à devenir romancier, Daphné demande sur quel type de roman il aimerait écrire. « de sentiments », répond-il, presque gêné, n’osant dire « d’amour ». Une réticence de se prétendre capable d’avoir quelque chose de nouveau à formuler sur un thème aussi galvaudé, et qui va précisément occuper les deux heures à venir.
Emmanuel Mouret n’aura pas les mêmes scrupules, assumant pleinement de prendre à bras le corps cette universelle question, bien conscient de sa valeur éminemment littéraire. S’il s’était essayé – avec brio – au film en costumes dans son opus précédent Mademoiselle de Jonquières, il ancre sa nouvelle intrigue dans un contemporain, qui, à renforts de dialogues très écrits, d’une diction méticuleuse et d’une photo à la clarté éclatante prend une dimension parfaitement atemporelle. L’organisation du récit dialogué prend ainsi des airs de Décaméron, puisqu’il s’agit de passer le temps grâce à des récits en abymes interrompus et alternés, qui épaississent progressivement les narrateurs voués à faire connaissance.
Les portraits qui se construisent permettent ainsi, avec une mécanique qui ne craint pas de s’exhiber, de jouer sur toutes les désinences du discours amoureux, et de générer les sempiternelles dissertations qu’on trouve de Marivaux à Woody Allen. Le ton est plutôt léger, soutenu par la musique virtuose et aérienne de Chopin, Debussy ou Vivaldi, le regard attendri et toujours bienveillant sur ces nouveaux candidats à l’amour et à ses dilemmes, et les caractères s’égrènent, des femmes libres, des hommes inconstants ou lâches, qui souvent parlent trop, et des malentendus qui ne permettent que très rarement la stabilité, commentés avec une sorte de patronage amusé par les théories de Girard sur le désir mimétique. Maxime, l’impétrant écrivain, se trouve ainsi dans une position particulièrement passive, lecteur des événements dont il est pourtant le protagoniste, tandis que son interlocutrice Daphné (Camélia Jordana, absolument étonnante de présence et de subtilité) déroule avec aisance un récit presque trop beau pour être vrai, et dont elle s’excuse de l’idéal dénouement.
On sait, pourtant, que la littérature a déjà tout dit, et que se référer à elle n’aide désormais plus : on trouvera d’illustres références pour expliquer qu’il est dans la nature humaine de désirer, ou qu’il est du propre de l’homme que de triompher de son désir par la raison. Dès lors, un flottement dans la ligne claire se dessine, subrepticement.
La longueur des récits (les choses qu’on dit) aura permis de perdre la notion du temps : à tout moment, le spectateur imagine que le fondu au noir pourrait déboucher sur le mot Fin, alors qu’il est loin d’être au bout de ses surprises. Place aux choses qu’on fait.
Le jeu sur les éléments rétrospectifs à tiroirs va ainsi permettre un renouvellement salvateur de l’intrigue, tout en approfondissant progressivement les destinées. S’il « ne faut pas mettre de la gravité là où il n’y en a pas », celle-ci peut s’inviter sans prévenir. La variation des points de vue génère ainsi des relectures, notamment à travers le superbe personnage de l’épouse (Emilie Dequenne) et une nouvelle vision, plus douloureuse, d’un amour qui pourrait s’orienter vers une forme de sublime.
Cette évolution aura savamment préparé une gradation qui permet au cinéaste de s’emparer à pleines mains du cliché, le lyrisme prenant une place croissante, notamment à travers la partition musicale qui va à plusieurs reprises estomper les dialogues. C’est une puissance incontrôlable qui fait désormais fi des intellectualisations des temps premiers, et permet les coups de foudre, les baisers sans parole, un train qu’on voudra rattraper, un silence déchirant ou un renoncement sublimé par un sourire. Tout est désormais permis, puisque nous avons-nous-même succombé au charme de personnages que nous avons appris à connaitre.
Cessez de combattre, nous dit Mouret : un cliché n’est que la nouvelle apparition d’un sentiment éternel, que des siècles de littérature, de musique et même de cinéma n’auront su épuiser ; un incontournable dont les individus feront l’expérience, qu’ils le souhaitent ou non, qu’ils le formulent ou pas. Et auquel l’art saura, peut-être, donner du sens.
(8.5/10)