I've felt the coldness of my winter
Les Climats, 4ème long métrage de Nuri Bilge Ceylan, raconte la séparation d'un couple. Nous sommes dans la bourgeoisie intellectuelle d'Istanbul. Lui, Isa, est universitaire et prépare sa thèse. Elle, Bahar, travaille sur le tournage d'une série télé. Le film va nous faire suivre essentiellement Isa, interprété par le cinéaste Nuri Bilge Ceylan lui-même (alors que Bahar est incarnée par la propre femme du réalisateur) lors de trois saisons, chacune avec sa coloration, sa thématique, son ambiance particulière.
Au début, c'est l'été, le couple est encore ensemble mais pour quelques temps seulement. C'est la chaleur écrasante, ce sont les ruines de Kas, ce sont les vacances de rêves, et c'est la rupture.
Ensuite, l'automne, la pluie sur Istanbul, et Isa tente de meubler sa vie en renouant une liaison avec son ancienne maitresse, Serap.
Puis l'hiver, la neige envahit l'est de la Turquie, un village paumé où Isa tente de faire contrition et de retrouver sa femme.
Trois saisons, trois lieux, trois actions.
Dès le début, la rupture est évidente. Commencer un film au milieu des ruines, ça en dit déjà long. Isa et Bahar ne sont quasiment jamais ensemble dans le même plan : le cadre entérine la rupture avant qu'elle ne soit officielle. Et même quand ils sont ensemble à l'écran, il n'y a pas de couple à proprement parler : l'un d'eux dort, ils se tournent le dos, ou Isa est flou, quasiment invisible. En bref, pas besoin d'être extralucide pour comprendre.
De surcroît, cette rupture en plein milieu des ruines antiques m'a fait fortement penser au Voyage en Italie, de Rossellini, autre splendide film de rupture. Le cinéaste italien avait alors fait jouer sa femme, Ingrid Bergman : est-ce une des raisons qui ont poussé Ceylan à faire de même ?
En tout cas, le cinéaste ne se donne pas le beau rôle. Son Isa est un personnage ridicule, pathétique, frôlant parfois l'absurde. C'est une destruction en masse du rôle du mâle méditerranéen. Il rudoie et renvoie sa femme. Il est extrêmement dirigiste et, quand il éprouve quelque chose, il ne comprend pas que sa femme ne puisse pas éprouver la même chose ; ainsi, au début, lors de la soirée avec des amis, sur la terrasse, il a froid, il met sa veste et exige que Bahar ait froid également. Il se comportera de la même façon avec Serap, sa maîtresse, lors de la deuxième partie : il cherche à imposer ses goûts, à ériger ses opinions en vérité absolue. C'est peut-être pour cela qu'il est prof : pour définir les règles du Beau selon ses critères.
Il cherche à dominer. Avec lui, l'amour est un combat. Il n'y a qu'à voir cette scène d'amour avec sa maîtresse, par terre. Cette sorte de confrontation brutale dont le but est de posséder, de dominer l'autre, d'être le plus fort. L'air de rien, le film interroge les relations hommes-femmes et le sexisme quotidien, à travers un personnage qui cherche à faire le beau ténébreux et à reproduire tous les stéréotypes du mâle viril.
Sauf que tout tombe à plat. Le film n'est pas dénué d'humour, bien au contraire. Rire est fréquent et sert encore le propos du cinéaste. Isa est ridicule. Il est ridicule quand il bombe le torse devant son miroir. Il est ridicule quand il joue avec les cacahuètes, comme dans les films.
Il est ridicule parce qu'il essaie de faire le romantique mais que, chaque fois, invariablement, il casse tout romantisme. Ainsi, il y a la petite boîte à musique qui joue La Lettre à Elise, et qu'il offre à Bahar comme cadeau de réconciliation. Romantique, jusqu'au moment où il ouvre la bouche pour préciser que c'est ramené en fraude de Dubaï. Romantique, aussi, le fait qu'il ait traversé une bonne partie du pays, en plein hiver, pour aller la rechercher. Mais son discours de réconciliation est truffé de niaiseries pompées sur les mélo mielleux ("ma chérie, j'ai changé, j'ai muri en ton absence, je ne suis plus le même...") et il est surtout constamment interrompu par l'équipe technique du film.
Nuri Bilge Ceylan fait tout pour déjouer les lieux communs. Il cherche à ravager le mythe du mâle méditerranéen et à détruire toute image romantique. Isa est seul, si désespérément seul que quand il veut prendre une photo touristique, il demande au chauffeur de taxi de poser dans le cadre.
Le cadre imposé par le cinéaste, lui, est remarquable. Ceux qui connaissent l’œuvre du réalisateur turc savent à quel point il est techniquement formidable. ça se retrouve ici. Le travail sur les images est magnifique, d'autant plus qu'il préfère généralement une technique maîtrisée mais discrète.
Le film est tourné en longs plans séquences, souvent fixes, très structurés aux niveaux visuel (place des personnages les uns par rapport aux autres, rôle d'un paysage symbolique) et sonore (bruit de la nature, des oiseaux, des vagues, des chiens, mais aussi bruits humains parasites, téléphone, avions, portières). Volontiers contemplatifs, le film est vraiment très beau, suffisamment court et rythmé pour ne pas ennuyé son spectateur.
Décidément, le réalisateur turc est l'un des plus grands cinéastes actuels.
[8,5/10 pour le moment, mais j'hésite énormément avec le 9]