Les Créatures était un film que je voulais voir depuis très longtemps. Son titre, son réalisateur et son sujet m'attiraient beaucoup. Malheureusement, je n'ai pas vraiment aimé le film... Mais ce n'est pas non plus une déception tant il est bourré d'idées cinématographiques. C'est avant tout un film déconcertant ; et ce sont toujours des expériences cinématographiques à vivre, mais si parfois, elles ne nous plaisent pas.
Le film est déconcertant pour plusieurs raisons, mais il l'est surtout par sa très grande exigence avec le spectateur, un spectateur qui peut vite se trouver perdu, vite décrocher de l'intriguer, voire ne plus la comprendre. Ma concentration a été mise à rude épreuve, et je dois avouer avoir eu du mal à conclure. Et pourtant, ce film a quelque chose, c’est indéniable, il a un grand charme, du fait notamment de son audace. Il n'y a pas de problèmes de rythmes d'ailleurs je pense, l'ennui que j'ai vécu vient vraiment de ce niveau d’exigence formelle qui oblige le spectateur à sortir de sa zone de confort, car il est totalement déconcerté. Ce sont des expériences que j’aime beaucoup habituellement ; ici, je n’ai pas forcément aimé l’expérience car finalement je n’ai pas pu la vivre véritablement, puisque je n’y suis pas entré. J’étais un peu hypnotisé, à un tel point qu'il y a certaines séquences que je regardais sans regardais, car je ne pensais plus... Cela arrive aussi dans l'activité de lecture ; parfois, pour diverses raisons, nous lisons sans lire, et après avoir lu deux ou trois pages, on se rend compte qu'on ne se souvient plus de ce qu'on a pu lire machinalement, car nous n'étions pas concentré justement. Et il y a eu des moments comme cela dans ce film me concernant ; j'étais ailleurs et nulle part, je voyais sans regarder, c'est un sentiment à la fois agréable, car on se sent apaisé, mais également un sentiment d'anxiété, car le film suscite une certaine inquiétude je trouve.
L'autre point déconcertant, c'est évidemment l'onirisme du film très poussé. Un onirisme plutôt rare dans la Nouvelle-Vague. On est parfois proche du surréalisme, mais un surréalisme mélangé avec une certaine pudeur. Sur la forme, ça rappelle beaucoup ce qu'a proposé Resnais avec L'année dernière à Marienbad. On y ressent en tout cas ce même trouble, avec une narration qui brise les codes ; la linéarité est bouleversée.
Ce qu'on peut dire en tout cas, c'est que c'est un film inspiré, qui est bourré d'idées de Cinéma, même si je suis resté très hermétique. Même la trame du film, son fil conducteur est intéressant : cette écriture de roman par Piccoli en parallèle de son histoire d'amour avec une Deneuve lésée de la parole. Elle permet notamment d'aborder deux thèmes clés : le pouvoir de l'imagination, et le dialogue. Toutes les intrigues concernant Piccoli seul, rencontrant tout un tas de personnages qui lui servent d'inspiration pour l'écriture de son roman m'ont guère passionnées. Le sujet est en soi génial ; au gré du hasard des rencontres, s'inspirer de ce que l'on a vu, d'un certain réel que l'on pourrait alors retranscrire à notre façon (n'est-ce pas là une démarche assez classique de l'artiste ?). Sauf que ces rencontres, justement, je ne les ai pas trouvées passionnantes, elles m'ont profondément ennuyés. Et pourtant, il y a tant de belles idées cinématographiques. Le film n'a pas peur d'innover, aussi bien dans le cadrage que dans les effets de style, pourrait-on dire, avec ces rares séquences ''filtrées'', l'image s'exposant alors à une luminosité irréelle. Ce passage à la couleur rend même parfois l'ambiance quelque peu capharnaüm, comme si cela relevait du cauchemar. Certaines scènes paraissent presque relever de l'expérimental.
Il y a toute une frontière entre le réel et l'irréel ! Ces rencontres deviennent les fameuses créatures du film. C'est en cela que le film est onirique ; on ne sait jamais vraiment ce qui relève du réel de l'oeuvre, un peu comme dans certains films de David Lynch. Il se constitue qui plus est comme un double-film : l'histoire d'amour d'une part, la grande danse de toutes ces créatures de l'autre. Et si j'ai préféré les passages entre Piccoli et Deneuve, desquels se dégagent une violente tendresse, c'est bien cette grande danse, cette grand Cène des créatures de Piccoli qui est le plus intéressant. C'est là toute l'originalité, la singularité même de l'oeuvre de Varda. Une oeuvre qui met donc en relation le dialogue et l'imagination. Le dialogue, est-ce forcément un acte dirigé par la parole, par le logos ? L'art est un dialogue ; l'amour aussi. Et l'imagination de Piccoli sert ce dialogue ; ces créatures sont peut-être le fruit de son imagination après tout... et alors, celles-ci la stimulent. Par l'imagination, par le rêve en somme, nous atteignons aussi une forme de dialogue : dialogue intérieur, tout d'abord, mais un dialogue universel quand cette imagination est retranscrite à travers une oeuvre (un écrit en l'occurence, mais il en va de même pour toutes les autres activités créatives). La création est dialogue. Le film propose alors toute une grande réflexion sur le dialogue en lui-même, un dialogue qui, sous toutes ses formes, semble s'éteindre petit à petit dans ce monde post-moderne. Piccoli devient alors le joueur d'échec de sa propre imagination, ses pions étant justement ses créatures ; l'imagination devient alors presque un jeu, et n'est plus dialogue.
Le fruit de nos créatures permettent à notre dialogue intérieur de ne pas s'effriter ; servons-nous alors de nos créatures pour préserver le dialogue artistique. Quant au logos, il se perd ; mais l'amour est peut-être un dialogue encore plus fort et plus "parlant", si j'ose dire.
Je ne peux dire si j'ai aime ce film ou non ; mais il est unique, à n'en point douter. Un film rare, important, et où la pudeur se mêle à l'audace.