En 1928, au crépuscule du cinéma muet, Josef von Sternberg était dans sa période la plus prolifique. Après avoir notamment réalisé Les Nuits de Chicago (1927), communément considéré comme étant l’un des premiers grands films de gangsters, puis Crépuscule de gloire (1928), grand film qui valut à Emil Jannings le premier Oscar du meilleur acteur de l’histoire pour sa superbe prestation, il réalisé Les Damnés de l’océan, qui lui fait retrouver le chemin de George Bancroft, grande star de l’époque.


L’univers que nous allons explorer est sombre, suintant, chaud, mais pas chaleureux. Dans la salle des machines d’un navire de marchandises, Bill alimente ces dernières en charbon, au milieu d’une équipe de soutiers travaillant dans un véritable enfer où les flammes étouffent et font transpirer. Parfois, le navire accoste, et c’est l’occasion de penser à autre chose. Dans les ports de New York, la vie bat son plein, où le paradis des marins a les allures d’un enfer de débauche. Les gens s’enivrent, dansent, s’embrassent… Loin des regards de la société mondaine, ceux qui sont laissés en marge rattrapent le temps perdu et se livrent à tous les excès.


L’œil du spectateur est rapidement confronté à la profusion d’éléments et de détails. Les plans sont riches, avec un recours régulier à la profondeur de champ pour donner vie à ce monde souterrain, notamment dans les scènes de liesse dans le bar. Le cinéaste cherche à mettre en scène une sorte de fourmilière hors de contrôle, frénétique, qui dépasse rapidement les individus. Cela n’empêche pas une mise en avant du couple principal, celui composé par Bill et par Mae, les deux laissés pour compte qui vont trouver chez l’autre une lueur d’espoir dans leur détresse commune. La nuit laisse peu de place à la lumière, mais lorsqu’elle éclate, elle n’en est que plus puissante, pour manifester cet éclat de félicité qui brille.


Ni elle ni lui n’ont trouvé de véritable bonheur ni de satisfaction dans une existence « normale ». Ils ont tous les deux cédé aux tentations, se laissant aller à tout sans parvenir à être heureux. Ils sont devenus comme des épouvantails, affublés d’une étiquette sur le front qui les catégorise et les dévalorise instantanément aux yeux des autres. C’est au fond du désespoir qu’ils finiront par entrevoir l’espoir, chacun brisant peu à peu sa carapace. L’un, brute au grand cœur, au physique patibulaire mais toujours juste, l’autre, frêle et amère, désabusée mais quand même encore capable d’espérer. Ce qui les unit, c’est ce côté sauvage qu’ils ont acquis à force d’endurer les épreuves de la vie et qui, peu à peu, se mue en une forme de spontanéité qui leur permet de ne douter de rien.


Les Damnés de l’océan est une romance qui touche par son universalité et sa beauté. La photographie du film, superbe, apporte une touche de magie à ce métrage porté par George Bancroft, figure protectrice au physique imposant, et Betty Compson, à la beauté éblouissante, parvenant à donner beaucoup de relief au personnage complexe qu’elle incarne. Un autre très beau film de von Sternberg à découvrir.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

Créée

le 3 sept. 2020

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