C’est toujours un regard empli de tendresse que Naomi Kawase porte sur les destins humains. Ses personnages sont éphémères, discrets, aux trajectoires modestes. Ce sont ceux qui n’existent pas aux yeux de la société, invisibles, oubliés ; pourtant porteurs d’une immensité de richesses intérieures.
Il y a, dans l’intense sensitivité de ses plans, la certitude que l’homme appartient à quelque chose de plus grand, qui transcende sa condition et son passage même sur terre. C’est une osmose avec la nature : toujours les branches des arbres caressées par le vent, les piaillements des oiseaux, le soleil qui filtre entre les feuilles nous rappellent à notre essence de vie, au-delà de toutes les constructions artificielles de la vie humaine – et urbaine – qui nous dénaturent. Son art, c’est la poésie d’une simplicité pudique et contemplative.
Pourtant, avec An, Kawase aborde son sujet sous un angle plus classique, plus narratif. Alors que dans Still the Water ou Hanezu no Tsuki la notion même de société semblait extrêmement diluée, extrêmement floue, comme si les personnages étaient de simples phénomènes naturels totalement détachés de l’organisation humaine, elle apparaît ici de manière concrète. D’une part car, comme dans Moe no Suzaku, on voit comment les destins collectifs affectent les individus ; mais aussi et surtout par le biais du travail. S’il reste manuel, il est cette fois productif, destiné à être injecté dans la société, à s’inscrire dans son système, à imposer ses exigences.
Cette fois-ci, le cadre est plus urbain, aussi. Les branches de cerisiers s’expriment au travers du tressage des câbles électriques, qui forme au-dessus d’eux comme les barreaux d’une prison. Adieu, immensités de la jungle ou de l’océan, puissance des vagues ou des ouragans. L’espace est réduit à cette petite boutique de dorayakis d’aspect bien austère, presque étouffante dans l’intimité qu’elle force, et dont on ne s’éloignera qu’à de rares reprises…
Et pourtant.
C’est justement dans ce creuset de grisaille que les éclats de lumière semblent prendre tout leur sens. Ces éclats saupoudrés çà et là par le personnage de Tokue, et sa capacité, émouvante tout en étant presque irritante dans le cadre morose où elle s’exprime d’abord, à continuer à s’émerveiller et à garder espoir. Avec ce brin d’inconscience innocente caractéristique des personnes âgées, elle admire le hanami et le komorebi, visions si propres à l'âme japonaise, et à travers ses yeux nous sommes transportés dans ce temple naturel qui nous manquait tant.
Je définis souvent les films de Kawase comme des balades paisibles, hors du monde et du temps, des petits bouts de paradis hétérotopiques au-dessus desquels on se laisse flotter, et où même la mort a le visage d’une vieille amie bienveillante. Si, avec An, nous ne sommes pas ainsi lâchés dans cet empire indomptable, il imbibe néanmoins chaque instant et devient un message d’espoir, un gambatte dans toute sa force.
J’évoquais un peu plus tôt un travail devenu productif, mais l’on sent bien que la valeur des dorayakis préparés par Tokue n’est pas monétaire. C’est d’abord l’importance de créer, de communier avec les haricots (oui je sais, c’est une des phrases les plus étranges qu’il m’ait été donné d’écrire…), dans un rapport très organique et sensitif à la cuisine, qui rappelle beaucoup l’héroïne de Hanezu no Tsuki teintant ses rideaux. Et si les dorayakis sont ensuite vendus, c’est avec la volonté de transmettre à travers eux le bonheur que Tokue a si patiemment dévoilé, chassant l'amertume de la vie en même temps que celle des haricots.
Quant aux sakuras, s’ils éclosent entre les murs gris et les poteaux électriques, leur pouvoir enchanteur ne s’en fait pas moins ressentir. On serait presque amer, si l’ambiance du film laissait la place aux sentiments négatifs, au moment de s’apercevoir que les portes de la beauté naturelle s’ouvrent précisément là où se ferment celles de la société. Car la lumière la plus forte provient bien de la verdoyance de ce sanatorium où sont mis au ban les malades de la lèpre. Rejetés, humiliés, ce sont pourtant eux qui apparaissent les plus épanouis.
Le contraste se fait tout particulièrement avec le personnage de Sentaro, joué tout en pudeur, cet homme qui a été étranglé, écrasé par la société, incapable de se dégager du poids qu’elle a appliqué sur ses épaules et qui l’empêche de communiquer et même d’espérer. Enfin, Wakana, cette adolescente bien plus discrète et renfermée que ses congénères, et que l’on devine aux prises avec une solitude terrible, vient compléter le tableau.
Ce tableau, c’est celui de trois générations, chacune perdue à sa manière, chacune habitée de ses propres démons. Peut-être parce que la sagesse est de comprendre que « Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit », et parce que le personnage de Tokue est parvenu à bourgeonner au-delà des rancœurs de ce monde, les douleurs, en s’ajoutant, s’effacent. De la bouche pourtant peu loquace de la vieille femme, c’est un souffle de vie qui s’échappe, qui appelle à se libérer, à abolir les règles que l’on a tant subies qu’on a fini par les reprendre à notre propre compte.
Je voudrais achever sur une remarque plus globale : si ce n’était pour la photographie si caractéristique de Kawase, j’admets que ce scénario ainsi que la direction d’acteur tout en finesse m’évoqueraient plus Kore-Eda. A ce titre, le choix de Kirin Kiki, habituée de ce dernier, pour jouer Tokue n’a rien arrangé. An est donc à mes yeux un objet étrange, hybride dans la manière dont je le perçois : cela lui donne un petit quelque chose d’indescriptible et d’irrésistible, la conciliation de deux langages dont je brûle sans cesse de m’abreuver. Et je ne peux m’empêcher de m’interroger avec impatience : « La prochaine fois, où donc m’emmèneras-tu, Naomi ? Où te suivrai-je ? »
« Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie: "N'importe où ! n'importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde!" »