Les Demoiselles d'hier, d'Hyères, de Rochefort, et d'aujourd'hui.

Évacuons la question du titre de cette critique : Demy voulait initialement tourner à Hyères, pour que le film porte un nom énigmatique et malicieux, mais l'architecture de la ville n'était pas assez militaire et géométrique à son goût, ce fut donc Rochefort. Et rarement une ville aura-t-elle était à ce point sublimée par un simple film.

L'ambition poétique démesurée du cinéaste, alors au sommet de sa carrière après sa Palme d'or pour "Les Parapluie de Cherbourg" va enfin pouvoir s'assouvir : Demy a carte blanche ou presque, et une solide renommée internationale. Seul bémol : il voulait repeindre le magnifique pont transbordeur en rose pour la séquence de clôture et surtout d'ouverture du film, mais c'était trop cher. Le somptueux ballet inaugural a donc lieu sur le pont tel quel. Séquence délicieuse, muette, dansée, aux prises de vues audacieuses et parfois ahurissantes, d'une invention constante et jamais gratuite : une des plus belles entrées en matière qu'il soit. On y suit donc l'arrivée enchantée à Rochefort d'une bande de danseurs, les forains, pour la kermesse locale. Et quand ils eurent passé le pont, ce ne sont pas des fantômes qui vinrent à leur rencontre, mais des demoiselles. L'image du pont, du passage, est ici cruciale : le film est une comédie musicale très fortement inspirée des films du genre américain de l'âge d'or (Donen, Minnelli, Kelly...) : ces films avaient pour motif récurrent de constituer des hétérotopies, astuce scénaristique justifiant le recours soudain au chant et à la danse comme partie intégrante de l'univers diégétique un tant soit peu merveilleux : le sas inaugural fait donc office de franchissement de la frontière entre monde réel et monde utopique, fantasmé : Rochefort repeinte resplendit de mille feux et suscite une allégresse et une magie dont le chant, la danse et les rencontres sont les meilleurs ingrédients.

Passé ce remarquable préambule, Demy développe deux heures durant une passionnante histoire faite de chassés-croisés amoureux où point comme toujours une mélancolie diffuse : pères inconnus, amants séparés, retrouvailles retardées voire impossible, recherche de l'amour fou... Mais les Demoiselles laissent le destin faire, confiantes qu'elles sont en leur réussite. Tous les numéros sont des réussites, d'un point de vue technique comme d'un point de vue esthétique : la musique de Michel Legrand est splendide et d'une grande richesse dans la composition, passant d'un concerto romantique à un air de jazz, ou encore à des envolées lyriques sublimes... Et Demy est décidément un dialoguiste et un parolier de génie; tout ce qu'il écrit est truculent, superbe, d'une grande finesse et d'un humour débordant. Le film est tout simplement jonchée de moments de bravoures et de séquences géniales, musicales ou non, à l'image du fameux dîner en vers, entièrement parlé en alexandrins.

Du point de vue du scénario, on retrouve la complexité et la structure narrative ophülsienne de Lola, où tous les personnages sont à la fois maillons, rouages d'une mécanique complexe, et pourtant tous plus ou moins liés les uns aux autres. Deux soeurs, leur mère, leur petit frère, son père, des soupirants. Tout voltige, le film navigue de l'un à l'autre créant des situations cocasses ou désespérées : le moment où Deneuve, restée seule dans le restaurant, rate de peu Jacques Perrin, est un crève-coeur absolu. La ville est rose, mais la vie elle, laisse entrevoir des béances de solitudes et de déceptions, comme dans Lola. Pourtant, en grand optimiste, Demy sait les astuces qui permettent d'heureux dénouements, et celui de son film est particulièrement réussi et salvateur.

Sa malice va plus loin, puisqu'il tisse même des liens entre ses films, d'une référence laconique aux Parapluies jusqu'à d'autres, plus appuyées, à Lola, que l'on retrouvera ultimement dans Model Shop. Enfin, il greffe une intrigue loufoque, à l'américaine, sur un tueur psychopathe dont le nom ne peut qu'aujourd'hui faire rire tant il semblait prémonitoire. Tout l'art du cinéaste est contenu dans cette manière unique, si subtile et détachée, d'aborder les sujets les plus graves : en chantant, en dansant, en enchantant.

Avant de conclure il me faudrait encore louer la prestation de tout le casting : les soeurs Dorléac sont évidemment superbes et elles ont accompli un travail époustouflant de synchronisation et de chorégraphie, retracé dans le très bon film d'Agnès Varda. Mais Piccoli est génial en "Monsieur Dame" (encore une trouvaille fameuse), Darrieux est à croquer, Jacques Perrin a des cheveux étonnants et un air volontairement angélique, et puis, hommage évident au cinéma américain, George Chakiris (West Side Story) est séduisant en diable et danse comme un dieu, tandis que Gene Kelly, vieillissant, joue un amusant et émouvant compositeur... américain.

Rares sont les films qui suscitent autant d'euphorie chez moi, mais j'étais émerveillé comme un gosse du début à la fin, et j'ai eu la chance de voir le film dans une magnifique copie restaurée ou les couleurs étaient absolument parfaites. Les décors (intérieurs ou non), tous tournés à Rochefort même, sont l'oeuvre géniale de Bernard Evein, qui repeint la ville au gré des robes et des humeurs, pour des séquences enchanteresse où les badauds chantent et dansent dans la rue : la vie rêvée des anges. Et l'arc narratif Deneuve / Perrin, personnage qui ne se rencontre qu'une fois le film fini, est bouleversant : "Comme ce type doit m'aimer, puisqu'il m'a inventée !" dit Deneuve devant le portrait qu'a fait un jeune qui ne l'a pourtant jamais vue.

Ivresse, bonheur et volupté. Un univers paradisiaque mais lucide en bien des aspects, où le bonheur des mots parvient à l'exploit étonnant de rendre le mot pute aussi charmant qu'une ritournelle.

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le 16 mai 2013

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Krokodebil

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