La traque d'un animal dangereux n'était pas un sujet nouveau en 1975, mais c'est après l'énorme succès du film qu'on verra à l'écran arriver une flopée de bestiaux nuisibles qui menacent l'homme (pieuvres, piranhas, grizzly, insectes, araignées, rats géants etc...). La grande habileté de Spielberg est d'avoir remis au goût du jour quelques vieux thèmes du cinéma américain : peur viscérale, peur de l'inconnu, impuissance face à la nature, lutte inégale, traque insensée... Il a eu aussi l'intelligence de ne montrer le requin qu'au milieu du film, par petites touches, jusqu'à la scène terrifiante où il renverse le bateau et avale sa dernière proie ; de toute façon, le requin mécanique utilisé pour ces scènes fonctionnait tellement mal que Spielberg ne put pas trop le montrer.
C'est d'ailleurs dès le départ du bateau du port d'Amity, qui emmène ses 3 héros principaux que ce fabuleux suspense prend toute sa dimension, non pas que la première partie soit inintéressante (les scènes de panique sur la plage notamment sont très réalistes), elle est nécessaire pour faire démarrer l'histoire, mais cette traque en mer reste un gigantesque morceau de bravoure où les 3 personnages sont confinés dans l'espace clos du bateau, pauvre coque de noix à la merci d'un prédateur redoutable et puissant. En dépit de l'action très présente, les personnages se révèlent grâce à d'intéressants dialogues. Cette traque est entrecoupée par une pause pour détendre un peu le spectateur, celle où Quint raconte la tragédie de l' Indianapolis.
Cette traque est aussi exceptionnelle humainement, car non seulement elle s'assimile à la chasse obsédante du capitaine Achab dans Moby Dick qui traque la baleine blanche, mais surtout Spielberg a eu le don de choisir 3 acteurs de talent symbolisant 3 types humains : Quint le vieux loup de mer fanatique au langage fleuri, Brody le policier lucide qui n'est pas sans faiblesse, Hooper le scientifique écervelé mais coriace. Le réalisateur a laissé à Shaw, Scheider et Dreyfus une grande liberté d'improvisation qui permet d'enrichir leurs personnages. Et finalement, des 3 c'est le policier pusillanime qui viendra à bout du monstre dans une scène finale grandiose, après 2h de tension soutenue par la musique subtile et mémorable de John Williams qui sait effrayer par des notes simples de violons. Malgré un roman qu'il jugeait banal et qu'il transforma, et malgré un tournage chaotique, les recettes phénoménales ont permis à Spielberg d'affirmer son talent de jeune cinéaste de 28 ans par sa mise en scène virtuose, et d'en faire l'un des prodiges du Hollywood de l'époque, ce qu'il confirma ensuite par ses autres films. En attendant, il avait flanqué une trouille bleue aux baigneurs du monde entier, il réussit un véritable opéra de la peur qui reste même 40 ans après sa réalisation, complètement mythique et indémodable, c'est le premier blockbuster moderne. Un film qui m'a marqué de façon indélébile, vu à sa sortie alors que j'étais ado, il est à ce jour n°3 de mon Top10 films.