Le Roi, Richelieu, et l'Oiseau
Il y a des films comme ça, devant lesquels on reste les bras ballants, car ils impriment dans l'esprit un choc si violent qu'ils nous marquent pour très longtemps ...
- Je ne sais pas comment Ken Russell a réussi à filmer 95% des scènes de son film, tant elles sont proprement hallucinantes, notamment cette scène ultime de bûcher, saisissante de réalisme cruel.
- Je ne sais pas comment il a réussi à obtenir un rythme aussi parfait, un film aussi riche et complexe, ramassé en 1h45, avec un montage hyper moderne, et un dynamisme aussi flamboyant.
- Je ne sais pas comment il a réussi à obtenir de ses acteurs des prestations aussi incroyables sur des dialogues écrits de main de maître. Les personnages ne sont pas joués, ils sont véritablement incarnés, et les joutes verbales sans pitié, jouissives à souhait, notamment cette scène de procès qui renvoie Dreyer aux oubliettes.
- Je ne sais pas à partir de quel imaginaire fou, ou de quel peintre surréaliste génial, on a pu tirer ces décors, même mieux, cet univers, cette ville-forteresse coupée du monde dont l'architecture à base de briques blanches laisse pantois et rêveur, et il faut remonter au Roi et L'Oiseau pour trouver en dessin animé un tel foisonnement.
- Je ne sais pas comment il a réussi à créer la charge la plus traumatisante, et le réquisitoire le plus violent contre l'intégrisme religieux avec une montée en puissance progressive du film vers la terreur la plus totale.
Et pourtant ça commençait très légèrement, dans le plus pur style baroque de Russell, à savoir énormément d'excès, d'humour, de délire, d'absurdité et de fautes de goût.
1634 - Un Louis XIII limite transsexuel et clownesque s'adonne à un ballet risible dans son théâtre perso, sous les yeux d'un Richelieu ultra machiavélique qui déjà fomente un mauvais coup : Détruire la forteresse de Loudun dont le contrôle est détenu par un prêtre libertaire, séducteur, amoral aux yeux de l'Eglise et par dessus tout, opposant politique.
A Loudun, la peste ravage cette cité-monde à l'architecture hallucinante, les séquences nocturnes rappellent presque des tableaux de Jérome Bosch, au milieu des squelettes, des cadavres en décomposition, et des malades, une figure charismatique sort de la pénombre : Urbain Grandier, le prêtre dont Richelieu va vouloir la peau, contre la volonté du roi.
Grandier, interprété magistralement par Oliver Reed, qui offre son faciès de gros chat mi-beau mi-laid au personnage, et rend toutes les femmes folles de lui, à commencer par la bonne soeur bossue du couvent, la mal nommée "Soeur Jeanne des Anges" interprétée par Vanesse Redgrave... Croyez-moi, après avoir vu ce film, plus jamais vous ne verrez les bonnes soeurs de la même manière... Personnage de nymphomane frustrée, psychopathe, ridicule et pathétique à la fois, et qui sombre dans la folie la plus totale en fantasmant totalement une idylle imaginaire avec Grandier et sera la cause de sa perte.
Dehors c'est le bordel, les cadavres pleuvent, les ganglions se multiplient, la peste frappe, et la "science" répond.
Deux cinglés qui prodiguent des soins à base de cadavres de crocodile, de sangsues et de frelons collés délicatement sur la peau des malades.
Et les sbires de Richelieu débarquent dans cet univers cloisonné, pour détruire ce "paradis" débauché dont Grandier est quasiment le représentant suprême et divin et dont il constitue l'ultime rempart. Il faut donc détruire Grandier, pour détruire la forteresse, et par conséquent, trouver n'importe quel prétexte fallacieux pour le condamner.
Et c'est là que commence la chasse aux sorcières dans tout ce qu'elle peut avoir d'absurde, de délirante, d'horrible, et une "investigation" totalement hallucinante de connerie, menée par un exorciste méga flippant, méga violent, et semblant sortir tout droit d'un groupe pop des 70's. Grandier serait le démon qui a corrompu toutes les bonnes soeurs, le mal qui se niche à Loudun. S'ensuivent donc des sévices et des tortures envers lesdites bonnes soeurs "possédées" par Grandier, qui rapidement deviennent très durs à supporter, et le film jusqu'alors gentiment délirant et surréaliste sombre progressivement dans la terreur la plus froide, la plus injuste.
Grandier va littéralement être réduit en miettes, aucun miracle ne viendra le sauver, à son procès il sera intégralement rasé, comme Samson, dépouillé de sa force, de son charisme, en lui arrachant sa (très jolie) moustache, et sa chevelure abondante, et à la fin, ne restera de lui plus qu'un os de tibia, qui sera remis en mains propres à la bonne soeur jalouse et bossue qui l'aura mené à sa perte, alors qu'il ne la connaissait même pas.
Un intertitre au début du film précise qu'il s'agit d'une "histoire vraie" et que tous les éléments traités se sont réellement produits. On peut en douter vu le traitement baroque, ultra stylisé de Ken Russell, et les délires permanents qu'il s'offre..
Et pourtant, comme dans ses merveilleux biopics que sont "mahler" ou "music lovers", Russell s'affranchit de la réalité, leur rajoute une touche pop géniale, et parvient paradoxalement à conserver une rigueur quasi-documentaire, tout y est admirablement fou et crédible à la fois. Tous les éléments les plus aberrants du film sont ceux qui sont historiquement les plus fiables, tous les instruments de torture plus délirants les uns que les autres, n'ont en réalité rien de fantaisiste, je pense notamment à l'horrible "Brodequin", chaise spéciale permettant d'écrabouiller les jambes des victimes torturées.
Reste un film sombre, captivant, puissant, qui se boucle sur une vision quasi post-apocalyptique, la ville étant finalement détruite, autour il ne reste plus qu'un vaste désert, une image incroyable avec des piques gigantesques plantés dans le sol, au bout desquels sont accrochés des roues où se nichent des squelettes.. Et au loin, la femme de Grandier qui part vers nulle part.
Un chef d'oeuvre, et à mon sens un film très très important dans l'histoire du cinéma, mais honteusement oublié (la censure persistante dont le film a été victime n'ayant pas aidé).