Incroyable moment esthétique qui aura eu le mérite, immense en ce qui me concerne, de me scotcher pendant deux heures devant un événement sportif télévisé. Leni Riefenstahl, qu'on a souvent tendance à classer un peu hâtivement et unilatéralement dans la case des cinéastes attitrés du régime nazi, propose dans la première partie de Les Dieux du stade, parfois sous-titrée "Le Festival des Nations", un documentaire d'une incroyable modernité. S'il est clair que l'Allemagne nazie est mise sur le devant de la scène, en tant que nation qui accueille les Jeux olympiques de 1936, je serais en revanche bien en peine d'y voir une célébration unilatérale de l'idéologie nationale-socialiste tant les éléments qui vont à l'encontre des principaux fondements sont légion. Il suffit de voir la place qui est laissée aux victoires de Jesse Owens pour s'en convaincre, cela coule de source.
Le prologue, sous forme de filiation des jeux avec l'époque de la Grèce antique, avec ses mouvements sophistiqués autour de statues et ses contre-plongées à contre-jour sur des athlètes presque nus, précisément dans le style des nus grecs, ou encore la traversée européenne de la flamme, est impressionnant sans être trop kitsch. L'ambiance est posée en évitant le ridicule, disons, à la différence des courts-métrages de Jean-Daniel Pollet dans les années 70 à 90... Et la suite s'articulera autour d'un hymne dual, autant au corps (filmé sous toutes ses coutures) qu'à la paix (comme en témoignent les dernières phrases du film). Au final je me retrouve un peu dans ce que disait le réalisateur et critique de cinéma Jonas Mekas : "Si vous êtes un idéaliste, vous y verrez de l'idéalisme ; si vous êtes un classique, vous y verrez une ode au classicisme ; si vous êtes un nazi, vous y verrez du nazisme." La pluralité des points de vue est présente, a minima.
On sent bien que l'équipe technique surdimensionnée qui épaule Riefenstahl permet de filmer les épreuves dans des conditions particulièrement privilégiées en 1938. Rien n'est censuré en apparence, avec la mise en évidence de victoires chez les futurs ennemis (imposante bannière étoilée sur fond de l'hymne correspondant). Des moyens exceptionnels pendant et après la compétition, puisque quelques sportifs reproduiront leurs gestes a posteriori pour les filmer selon des angles impossibles en tournoi — c'est notamment le cas pour le saut en hauteur. Le travail sur les ralentis, l'expérimentation avec les caméras en mouvement, l'innovation constante dans la proposition formelle, forment une enveloppe technique sidérante. Et au milieu de tout ça, les croix gammées et les saluts nazis sont omniprésents.
(Suite vers la Partie 2 : La Fête de la Beauté : https://www.senscritique.com/film/Les_Dieux_du_Stade_La_fete_de_la_Beaute/critique/228026847)
Dans cette seconde partie intitulée "La Fête de la Beauté", Leni Riefenstahl quitte le stade olympique pour se focaliser sur tous les sports pratiqués à l'extérieur, de la course de chevaux à l'escrime en passant par la natation, la boxe, la gymnastique, l'aviron, le cyclisme ou encore le hockey sur gazon. Après une introduction s'attachant à illustrer les amitiés viriles qui se dégagent de ces corps nus et musclés sculptés en clair-obscur, sans mise en scène extravagante comme ce fut le cas pour le premier volet, la réalisatrice allemande parcourt à très grande vitesse les différents lieux de compétition.
Ce n'est pas la décomposition au ralenti des mouvements des sportifs qui est mis en avant cette fois-ci, même si le procédé reste bien présent. De par la similitude des titres, on pense beaucoup au Force et beauté de Nicholas Kaufmann et Wilhelm Prager, un autre film allemand réalisé en 1925 et également prompt à promouvoir la culture physique. Ici, il s'agit plutôt de balayer une grande diversité de pratiques, toujours dans l'optique de la glorification du corps (mâle, essentiellement) et de ses prouesses. Manque de bol, le décathlon et le pentathlon seront remportés par l'Américain Glenn Morris...
Deux grands temps forts sont à noter. Tout d'abord, la séquence des plongeons. La dernière configuration, lorsque Riefenstahl observe les plongeurs en contre-plongée et à contre-jour, au ralenti, avec le ciel nuageux en toile de fond traversée par des silhouettes volantes, est d'une beauté renversante. On se croirait transporté dans une autre dimension. Il y a également le passage consacré aux courses à cheval, au cours de laquelle on peut voir des officiers nazis aux petits soins des cavaliers étrangers (dont français et américains notamment) tombés de leurs destriers, et arbitrer l'épreuve en uniforme. Un sentiment très étrange domine, dans ce flot de saluts nazis capturés dans une non-fiction, à une époque où cela n'avait pas encore tout à fait la signification contemporaine. Et toujours cette incroyable modernité dans l'esthétique du mouvement, magnifiquement illustrée lors de l'épreuve d'aviron, avec des caméras qui semblent montées directement sur les bateaux pour capter au plus près le mouvement des rameurs. Sur les plans esthétique et historique, un document passionnant.
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