Lorsque Cecil Blount DeMille aborde cette nouvelle version des Dix Commandements, il a déjà plus de 40 ans de carrière dans le cinéma. Considéré comme un des pionniers du cinéma hollywoodien avec David W. Griffiths, il va principalement faire carrière dans le film d’aventures à grand spectacle alliant décors grandioses, casting trois étoiles, un sens hors pair de la narration et une pointe d’érotisme (il suffit, pour s’en assurer, de revoir Claudette Colbert dans Cléopâtre, en 1934). S’il a réalisé des comédies sentimentales, des westerns ou des péplums, ses plus grands succès sont réunis en une petite poignée de films d’inspiration biblique, parmi lesquels Le Signe de la Croix, Samson et Dalila et une première version des Dix Commandements, à l’époque du cinéma muet.
Pour réaliser ce qui va devenir son ultime film et un des symboles des superproductions hollywoodiennes des années 50, Cecil B. DeMille aura carte blanche, ce qui donnera le film le plus cher de l’histoire au moment de sa sortie (13 millions de dollars de l’époque, soit plus de 100 millions de dollars actuels). Casting impressionnant, décors monumentaux, durée rare (220 minutes, soit l’équivalent d’Autant en emporte le vent), le film est devenu un exemple de démesure, même si, dans ce domaine, il sera battu quelques années plus tard par le Cléopâtre de Mankiewicz. Cependant, là où le film avec Elizabeth Taylor et Richard Burton fut un échec retentissant, celui de Cecil B. DeMille détint le record des plus grosses recettes pour un film biblique jusqu’à La passion de Christ, de Mel Gibson (65 millions de dollars de l’époque, presque 10 fois plus si on compte en dollars de 2019).


Il y a plusieurs films dans ces Dix Commandements. Au récit biblique de la sortie d’Egypte des Hébreux, Cecil B. DeMille a ajouté un conflit fraternel (lui-même aux consonances très bibliques), une histoire d’amour d’une grande sensualité, du suspense (autour de l’identité de Moïse) et même ce qui pourrait se rapprocher d’un drame social. Cette multiplication des approches permet au cinéaste de donner plus d’ampleur à son film et de profondeur à ses personnages.
L’opposition entre les deux frères n’est pas sans rappeler, bien évidemment, celle de Caïn et Abel, érigée en symbole des luttes fratricides qui déciment l’humanité. Ramsès et Moïse représentent deux conceptions différentes du monde, le matérialisme confronté au spiritualisme, le scientisme et la religiosité. Ramsès est un homme très terre-à-terre, il ne se fie qu’aux forces de l’armée et aux explications rationnelles. Il ne croit pas aux prophéties de Moïse, non pas uniquement parce que sa haine contre son ex-frère l’aveugle, mais aussi parce que sa conception philosophique du monde va dans un sens tout différent. Lorsqu’on l’entend tenter de donner des explications rationnelles aux fléaux, on a l’impression d’entendre certains scientifiques actuels tenter d’expliquer les miracles bibliques : il s’agit d’un discours tout simplement déplacé dans un tel contexte. Ramsès et Moïse ne sont pas simplement des adversaires, ils sont dans l’incapacité de se comprendre mutuellement.
Cette confrontation idéologique n’est pas la seule qui oppose les deux hommes. Ramsès est un personnage arrogant animé par la soif du pouvoir et le désir de conquête, là où Moïse est un être humain qui cherche simplement à faire le bien autour de lui, et ce bien avant de connaître la réalité de son identité. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le discours que tient Moïse relève plus du Nouveau testament que de l’Ancien. Ainsi, lorsqu’il affirme que Dieu peut être aimé partout et non pas uniquement dans un lieu (ici la montagne du Sinaï, vu comme un lieu Saint dans lequel le commun des mortels n’aurait pas le droit de pénétrer), son message ne relève pas de la tradition hébraïque. Entouré de spécialistes, Cecil B. DeMille était trop bien conseillé pour ne pas l’avoir remarqué : son Moïse est une figure christique. Le sacrifice du Golgotha a fait du Christ un Dieu sauveur de l’humanité ; l’expulsion hors d’Egypte a fait de Moïse un prophète sauveur des Hébreux (mais pas que des Hébreux, puisque la « mère adoptive » égyptienne de Moïse part avec eux : se profile alors un caractère universel de l’aventure religieuse).
C’est peut-être là que se tient une des particularités du film. Les Dix commandements, en filigrane, racontent le passage du monde antique des mythes et légendes au monde monothéiste. Pharaon vit encore dans le monde mourant du polythéisme, et Cecil B. DeMille sait l’entourer d’autres personnages mythiques (dans la scène où des souverains étrangers viennent féliciter Ramsès pour son couronnement, on croise Priam, le légendaire roi de Troie).
Ce côté « antique », allié à cette histoire de frères qui se déchirent, donnent une allure de tragédie à cette histoire. Cet aspect est encore renforcé par le jeu volontairement théâtral des acteurs. Et le côté « ancien monde mythologique » de Pharaon (et de ceux qui lui sont affiliés, comme Dathan l’Hébreux qui veut retourner en Egypte) transparaît aussi dans des scènes d’orgies comme celle du Veau D’Or.


La réalisation développe une autre opposition, entre les hébreux et les Egyptiens (tout en évitant soigneusement toute généralisation). Le contraste passe par les décors (splendide palais monumentaux, lumineux et remplis d’espace du côté égyptien, minuscule bicoque sombre et glauque pour les Hébreux), mais aussi par toute une organisation sociale : la société égyptienne est entièrement structurée autour de Pharaon, alors que la société des Hébreux tourne autour de Dieu et de son prophète. Les deux sociétés vivent ensemble, elles sont imbriquées, mais il y a une séparation qui est d’ordre social, une ségrégation (qui n’est pas sans rappeler la situation sociale américaine au moment où Cecil B. DeMille a fait son film ?).
Cecil B. DeMille soigne particulièrement l’aspect visuel de son film, et nous offre des scènes d’une beauté époustouflante. Sans même mentionner la mythique traversée de la Mer Rouge, il faut voir ces esclaves hébreux tirant des pierres monumentales sur un fond rouge, il faut voir ces profondeurs de champs, ce Mont Sinaï dont le sommet est recouvert de la brume divine, etc.
Et Les Dix Commandements ne seraient pas le film somme qu’il est si le réalisateur n’avait pas recours aussi à cette sensualité dont il a su faire preuve tant de fois auparavant. Sensualité qui culmine avec le personnage de la prétendante au pharaon (quelle que soit l’identité de celui-ci, d’ailleurs), incarnée par une Anne Baxter qui déploie un sex-appeal irrésistible. Un amour pour Moïse qui se transformera en haine envers lui lorsqu’il deviendra évident qu’il ne sera jamais Pharaon, une haine qu’elle attisera dans le cœur de Ramsès. Le Pharaon sera littéralement coincé entre son désir d’être tranquille en se débarrassant des trouble-fêtes hébreux, et sa volonté de ne pas perdre la face.


Les Dix Commandements ont une profondeur psychologique, sociale et religieuse beaucoup plus importante que ce qui pourrait apparaître à la première lecture. C’est une œuvre dense et toujours passionnante, alimentée d’une splendeur visuelle rare et de nombreuses scènes qui marquent durablement le spectateur. Un spectacle cinématographique d’une rare qualité.


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le 9 janv. 2020

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