Regarder Les Émigrants après Pelle le conquérant, sur le thème de l'émigration, c'est un peu comme regarder Blue Collar après Selma, sur celui de la ségrégation : les sujets ont beau avoir une zone de recouvrement non-négligeable, le traitement et le recul qu'ils proposent sont tellement différents qu'il est impossible de les ranger au même rayon. Là où Bille August se contente d'illustrer platement (et très artificiellement) une série de stéréotypes et de caricatures ambulantes, Jan Troell propose une plongée nuancée et extrêmement immersive dans le quotidien paysan de la Suède du milieu du 19ème siècle. Max von Sydow incarne une figure de l'immigration dans les deux films, de la Suède vers le Danemark dans Pelle le conquérant et de la Suède vers les États-Unis dans Les Émigrants, mais les sensations qui en résultent et la portée du projet n'ont strictement rien à voir.
Les Émigrants se déroule essentiellement en trois temps, correspondant grosso modo aux trois bonnes heures du film : la vie d'une famille paysanne suédoise en grande difficulté dans l'exploitation de leurs terres, puis l'émigration à proprement parler, très éprouvante, par voie navale, et enfin la découverte de la nation américaine tant idéalisée. Cette dernière partie sera plus amplement abordée dans un second film, Le Nouveau Monde, également réalisé par Jan Troell, qui complètera l'adaptation de la saga des émigrants en quatre volumes écrite par Vilhelm Moberg dans les années 40 et 50.
Durant la première partie, un spectre assez large de personnages nourrit en secret un rêve d'émigration, les États-Unis suscitant divers fantasmes, déjà, au 19ème siècle, à travers son American Dream mondialisé. Pour les habitants des environs, c'est un pays vu comme une île lointaine, dénuée d'accès terrestre (chose difficilement concevable pour certains), et dont les multiples avantages sociaux sont racontés (et idéalisés) dans un petit livre, circulant à travers les familles et alimentant le rêve comme un mirage. Ce ne sera qu'après la cooccurrence d'une série d'échecs à la limite de l'insurmontable qu'une troupe bigarrée de candidats à l'émigration se constituera : une famille de paysans (avec Liv Ullmann et Max von Sydow pour parents) ne pouvant plus subvenir à leurs besoins sur des terres rocailleuses trop hostiles, de jeunes métayers soumis à la brutalité de leur maître, des religieux aux croyances trop hétérodoxes pour l'époque, ou encore des personnes aux mœurs condamnées par la communauté. Jan Troell insiste longuement sur la dureté des conditions de vie et illustre très naturellement cet état de survie quotidien, à mesure que les récoltes s'amenuisent : il est en ce sens très proche du film finlandais de Rauni Mollberg encore plus âpre, La Terre de nos ancêtres, qui sortira deux ans plus tard.
Puis vient le temps de l'émigration, en bateau, chargé de toutes les formes d'espoir imaginables : une configuration qui constituait à peu de chose près le point de départ de Pelle le conquérant. C'est sans doute le passage le plus éprouvant du film, au cours duquel la suffocation et la claustrophobie deviennent palpables. Le voyage est synonyme d'agonie et ses six longues semaines verront progressivement s'installer la faim, la promiscuité, les soupçons, les menaces, et la maladie sous toutes ses formes : poux, choléra, scorbut et même scrofule dissimulé sous les traits d'un banal mal de mer, emportant femmes et enfants. La nausée ainsi générée est aussi puissante que celle, dans un registre évidemment bien différent, d'un autre célèbre voyage en bateau raconté par Louis-Ferdinand Céline.
L'arrivée sur le continent américain est un immense soulagement, même s'il ne correspond pas exactement à la description élogieuse qui en avait été faite. Non, tous les paysans ne peuvent pas devenir riches sur la base de leur simple bonne volonté. Non, les esclaves ne sont pas forcément mieux traités que les pauvres de leur propre pays ("Je me déclarerai comme esclave !", s'était écrié un jeune homme un peu trop enthousiaste dans la première partie). Non, tous les hommes ne sont pas égaux, à l'écart de tout système de classe (la scène sur le bateau les menant au Minnesota, avec les riches propriétaires terriens à l'étage, illustre ceci de manière légèrement poussive). Non, ce pays n'est pas la terre promise, il n'est pas l'idylle tant attendue, il n'est pas aussi prospère que ce que les livres rapportaient sur le Vieux Continent.
Les désillusions s'enchaînent mais devant l'ampleur de leur décision et devant l'impossibilité de faire marche arrière, d'autres illusions viennent régulièrement remplacer celles qui se sont envolées. À mesure que se cristallise le choc entre le rêve et la réalité, on réalise que le soin apporté à l'immersion dans cette communauté a porté ses fruits. Après la dureté des deux premiers tiers, on partage instinctivement leurs joies, si petites soient-elles, leurs peurs, et dans une certaine mesure leurs rêves les plus candides. La dernière séquence du film est un accomplissement bouleversant, d'une incroyable tranquillité : Max von Sydow, après avoir parcouru des kilomètres dans la nature nord-américaine, trouve l'emplacement de son nouveau domicile, face à un lac, au pied d'un arbre sur lequel il a gravé son nom. Il y a dans son sourire apaisé, alors qu'il est adossé à l'arbre, l'air profondément soulagé, quelque chose d'aussi émouvant et intelligible que la dernière scène du Pays du silence et de l'obscurité de Herzog, qui voyait un personnage handicapé embrasser un tronc. Au terme de ce long voyage, son état d'esprit est devenu parfaitement compréhensible, ses émotions limpides. C'est une vision de l'émigration qui m'aura autant frappé, de manière aussi profonde, viscérale et déchirante, que celle illustrée dans Heimat d'Edgar Reitz.
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