Voilà un film qui a tout, auquel rien ne manque.
Un scénario fascinant entre l'humain subtilement traité et des intrigues prenantes. Entre l'histoire d'amour impossible de Baptiste et Garance, le monde des bateleurs, du théâtre, des mimes, des artistes aux âmes fragiles, des bas fonds, "Les Enfants du Paradis" est une fresque immense du monde du spectacle qui n'oublie pas de traiter ses personnages non pas comme des archétypes mais comme des êtres humains.
Ces personnages donc sont fascinants, pleins de facettes et de détours sombres. A part Lacenaire, qu'on ne peut s'empêcher de comprendre parfois, ni les uns ni les autres ne semblent bons ou mauvais. Les réactions du pauvre Baptiste sont vraies : un être trop pur et silencieux pour survivre dans ce monde de bruit et de fureur mais qui cache un potentiel de noirceur d'âme effrayant.
Garance est à la fois fautive et victime, sa nonchalance est une cruauté qui ne dit pas son nom et elle s'en sort presque sans une égratignure à l'âme, presque.
Frédéric Lemaitre acteur extraordinaire ou cabotin de première, le doute est permis, jaloux d'un talent qui n'est pas le sien qui jouit d'une mise en abime parfaite avec son rôle fétiche d'Othello.
Nathalie, pure et blanche colombe dont l'amour est égoïste. Elle comprend Baptiste mieux qui quiconque et pourtant il lui reste étranger.
Et tous suivent ce chemin de non-certitudes qui semble toujours logique.
La réalisation est brillante. Marcel Carné peint des toiles parfaites et sublimes, joue habillement des lumières artificielles et des lumières naturelles. Les silences, comme il se doit, sont aussi importants que les sons. Il signe là l'un de ses plus beaux films, son chef d'oeuvre je pense.
Prévert signe des dialogues simples et poétiques, la langue en est superbe et chaque mot sonne comme choisi à la perfection.
La distribution ne pourrait pas être plus impeccable.
Arletty vit à travers Garance. C'est à la fois tous ces personnages à la gouaille toute parisienne que rien ne déstabilise mais elle y ajoute ici un certain romantisme et une grande vulnérabilité. Elle nous fait aimer Garance alors qu'on devrait la détester.
Jean Louis Barrault est parfait. Il a cette apparence de pierrot lunaire même sans le costume et le maquillage. Cet air distant et à la fois attentif à tout, il est présent et absent. Impossible de rater sa présence à l'écran tant il est parfaitement en contrôle et de son corps et du personnage : complexe, simple, lumineux et sombre.
Maria Casares, comme à son habitude, crée un personnage dont les couches successives sont impeccables et toutes compréhensibles. Elle gère à merveille le rôle de la jeune première mais dont le côté légèrement psychopathe prend par surprise. L'obsession de Nathalie pour Baptiste est effrayante tout autant que l'obsession de Baptiste pour Garance. Comme s'ils devaient vivre intensément sur et hors de scène.
Pierre Brasseur est un Frédéric époustouflant. Lui même adepte du sur-jeu et du cabotinage quand on lui en laisse le loisir, il rend parfaitement l'ego sur-dimensionné de l'acteur, son charme indéniable mais aussi sa vulnérabilité et son insécurité profonde.
Le reste de la distribution est brillante de Marcel Herrand en gominé Lacenaire débonnaire et inquiétant, Pierre Renoir en fripier Jericho odieux et veule, Jane Marken en Mme Hermine, Robert Dhéry en Célestin et toute une foule qui se coule dans le film sans un faux pli.
Chaque thème est porté jusqu'au bout : l'ambivalence de l'âme humaine, la fragilité des artistes, l'égoïsme de l'amour et sa générosité, la superficialité du monde du spectacle et sa richesse, la déshumanisation des artistes dont les vies n'ont aucun intérêt pour les spectateurs s'ils ne les vivent pas sur scène, la cruauté de devoir être un autre, parfois aussi dans la vie réelle.
La dernière image est claire, ils ne sont personne hors de scène, juste des anonymes dans la foule qui se perdent et parfois se retrouvent, ne vivant réellement que sur scène pour le plaisir des enfants du paradis, eux-mêmes anonymes qui ne prennent vie que dans le théâtre.
Ce film à nul autre pareil est n°5 dans mon top 10.