Support: Bluray
Les Enfants du Paradis est une œuvre sur l’authenticité et la perception que l’on a de celle-ci. D’un tournage en territoire libre dans une France occupée, découle un film qui se méfie de toute forme d’autorité ou d’institution établie, laissant la part belle à ses personnages qui erre dans un Paris fantasmé, et sont les seuls représentants d’un réel. Mais ce réel, il est sujet à variation selon qui l’interprète. Deux catalyseurs viennent appuyer le propos dans ce sens.
Le premier est bien évidemment Garance, dont le physique entre en dissonance avec la voix dès que la bouche est ouverte. Arletty est dotée d’un timbre et d’une gouaille savoureuse, tandis que ses mots sont ceux d’une personne désabusée, qui regarde le monde s'ébattre avec un amusement frôlant le cynisme. Un contrepoint à sa beauté qui efface toute préconception superficielle que l’on pouvait avoir sur sa personne. Mais ce n’est pas que le spectateur qui est floué par les apparences, mais l’ensemble des personnages masculins qui gravite autour de la femme. Chacun y va de sa perception, lui vouant un amour qui se définit par le caractère propre de chacun de ces hommes et créant une toile de contraste au centre de laquelle se retrouve Garance. Baptiste l’idolatre telle une déesse qu’il ira statufier dans sa création, Édouard la chosifie en une marchandise de bon goût qu’il se doit de posséder, Frédérick y voit la putain dont l’aspect charnel l’émoustille, tandis que Lacenaire y trouve une égale dont il renie l’amour qu’il lui porte et utilise sa violence pour l’exprimer. Ce polyèdre amoureux crée une palette de sentiments antithétiques avec pour centre une Garance qui expérimente avec ses prétendants jusqu’à s’accomplir elle-même dans sa réalité, qui lui est propre.
Le second catalyseur thématique, brossant le réel au pluriel, c’est évidemment ce retour aux origines foraines du cinéma. De par la place occupée par chacun des personnages, Marcel Carné revisite les arts narratifs de la rue. Alors que le film débute sur une balade entre diverses attractions de foire au sein de laquelle se trouve Garance, genèse du spectacle visuel, c’est alors à Baptiste de livrer sa pantomime, à Frédérick de s’adonner à de longues tirades qui doivent le mener au théâtre écrit, et à Lacenaire de manipuler le langage pour escroquer ses victimes (le con artist dit on en anglais). Et tout ceci dans un film, une œuvre de cinéma qui englobe ses prédécesseurs pour livrer un tout cohérent et conclusif. Si la perception du réel diffère selon les interprétations de ses spectateurs, elle dépend aussi des moyens utilisés pour sa démonstration.
Les Enfants du Paradis est fort de ses acteurs, qui rebondissent sur le jeu de leurs comparses pour livrer le texte de Prévert, mêlant poésie, humour et charge, dans un tourbillon de talent qui subjugue le spectateur trois heures durant. Une bien belle œuvre.