Avant même la naissance cinématographique de cet espion pop qu'est James Bond, qui fait passer ses meurtres avec un bon mot, et dont les moyens justifient la fin puisqu'il s'agit de défendre la couronne, Clouzot démystifie sa corporation et toute l'aura héroique qu'elle a pu prendre au cours de la seconde guerre mondiale.
La parenthèse de la résistance à l'occupant est close, c'est retour au "business as usual", les espions ne sont que des mercenaires au service du plus offrant, employés temporaires de quelque obscure raison d'Etat ou intérêt occulte dont ils se moquent de connaître la nature exacte, au point que les rôles peuvent se renverser au gré des opportunités, et que tous les camps deviennent interchangeables par le cynisme de leurs méthodes. La morale n'a pas sa place dans les affaires de l'Etat-corporations, et les individus qui se trouvent sur son passage seront broyés.
Mais combien d'individus peuvent-ils être sacrifiés au nom de l'intérêt du plus grand nombre? A quel moment s'effectue le basculement dans le nihilisme et l'exercice arbitraire du pouvoir ?
Et...Qui décide de l'intérêt du plus grand nombre?
Question devenue désuète. L'épouvantail du mal absolu nazi est mort. Plus aucun pouvoir ne peut maintenir cette mythologie de "l'intérêt commun". Les masses sont la transformation des personnes en statistiques dans des jeux nihilistes où chacun devient une particule indifférenciée, interchangeable, et tous des pions sacrifiés.
Par le caractère occulte de leurs activités, les espions sont nécessairement les instruments d'un pouvoir mécaniquement arbitraire, puisque soumis au contrôle exclusif de comités et d'individus dont les décisions ne font pas l'objet d'un examen public. C'est la guerre perpétuelle dans laquelle l'humanité se complaît depuis des millénaires, exprimée sous une forme pseudo-rationnelle - les "sciences économiques", la stratégie, l'industrie, les relations internationales...la bureaucratie.
Chaque domaine fait l'objet d'études visant à optimiser son efficacité, au service de luttes effrénées pour la domination. Et on aurait beau jeu de mépriser les tenants d'un MBA, les mercenaires administrateurs en chef de notre misérable condition : nous sommes tous les rouages de ce monde auquel nous nous sommes rendus étrangers, où tout se joue derrière des façades, et où chaque infime élément de notre quotidien est transformé fondamentalement par le système, qui s'introduit dans notre système pour le corrompre de l'intérieur, et nous transformer en (notre propre) cancer.
Alors, quel psychiatre omniscient osera affirmer que celui-ci ou celle-là est paranoiaque, que ses craintes sont sans objet? Qui saura sonder les intentions cachées derrière les masques? Personne ne sait lire dans les pensées, et les mêmes actes peuvent être soumis à une infinité d'interprétations. Les bolcheviques enfermaient parfois leurs opposants dans des "institutions psychiatriques" ( quand ils ne les envoyaient pas au goulag ou devant le peloton d'exécution). Mais que le patron de l'hôpital ne s'avise pas de les écouter, sinon il comprendra qu'il est enfermé avec eux.
Et le piège qui se referme à la fin du film, c'est celui dans lequel nous nous sommes laissés tous prendre, puisque la société a atteint le point de surveillance totale de la dystopie orwellienne , où nous sommes tous contrôlés en permanence par des instances et des intérêts privés sur lesquels nous n'avons aucun contrôle.
Who watches the Watchmen ?
(critique écrite le 26 juin 2017)