Les thuriféraires appelleront sans doute cela une œuvre somme : désormais figure incontournable du cinéma chinois (et de sa politique, puisqu’il est désormais député de sa province), Jia Zhangke livre avec Les Éternels un récit qui ne dévie en rien de ses précédents, depuis Still Life en 2006. Il s’agit toujours de scruter un continent en pleine mutation, par la petite lorgnette de destinées individuelles qui font se mêler trajectoire sentimentale et nationale, accomplissement personnel chaotique et soubresauts d’un pays dont la modernité se fait par balafres successives.
Le récit fleuve, sur près de deux heures trente, va ainsi suivre le parcours d’une femme qui va passer de la pègre à la prison avant d’entreprendre une lente reconstruction, métaphores évidentes d’un pays qui doit composer avec sa part criminelle et sécuritaire sans jamais parvenir à trouver un point d’équilibre. L’histoire d’amour au long cours permet une belle mélancolie, dans une sorte d’odyssée précaire qui ne permet jamais réellement la fusion attendue, et se focalise aussi sur un portrait de femme dans un monde dominé par les codes masculins de la violence, qu’elle soit criminelle ou économique.
On reconnait la patte du cinéaste à sa capacité à faire éclore de vraies fulgurances, instants lyriques voués à graver la mémoire de personnages qui en auront bien besoin dans les longues phases de vide qui les attendent. Le travail sur la musique et la chorégraphie est toujours aussi important, par la danse de salon, les exercices des prisonniers ou la gestion des foules qu’on déplace, réflexion assez poétique sur la mise en image d’un pays qu’on déplace et qu’on manipule.
On reconnait, en réalité, un peu trop cette patte, et le cinéaste vire à de nombreuses reprises à l’auto-citation : la violence de la pègre de Touch of Sin, les chorégraphies sur de la pop (de Go West dans Au-delà des montagnes à YMCA ici), évocation des avancées technologiques (futuristes dans Au-delà, contemporaines ici) et surtout des reprises de pans entiers de Still Life, que ce soit dans la construction du barrage des Trois Gorges voué à faire disparaitre des villes entières à l’incursion insolite d’ovnis striant le ciel. Difficile de déterminer la nature de toutes ces redites : paresse d’écriture ? clin d’œil appuyé au spectateur fidèle ? réflexion poussive sur l’éternel (mentionné dans le titre, justement) recommencement de l’histoire et des violences imposées aux citoyens ?
Peut-être tout ça à la fois. Il n’empêche qu’en dépit d’un film doté d’un vrai souffle, d’une belle interprétation et d’une sincérité assez indiscutable, la gêne est manifeste lorsque ces procédés côtoient des baisses de régime qui accusent de petites longueurs. De là à se demander si le cinéaste ne commence pas à tourner en rond, il n’y a qu’un pas.
(6.5)