Beau film sur le poison qu'est le gel émotionnel [le normal, pas celui spectaculaire et déshumanisé chez Haneke] et, plus spécifiquement, l'amour pour ceux dont le coeur est trop petit et sec ; Qiao est saccagée par les mauvaises expériences et surtout sa sortie du monde ; se cramponne à une entame de paradis perdu - à ce moment où elle allait pouvoir aimer et donc aimer sa vie. On est gratifié de scènes grotesques ou primaires plus bienveillantes et sobrement pathétiques que drôles, le premier instinct est de les fuir et n'éprouver de complaisance que préservé au loin ; or Qiao peut les enfiler sans dégoût grâce à cet amour ; elle ne demande qu'à s’accommoder de tout, à ce prix délirant. Et comme au début du film elle est jeune, elle a encore la possibilité de changer son sort (bien qu'irrésistiblement elle se voit condamnée). La Chine blédarde de Datong où elle patauge pue le rouge encrassé jusqu'à l'os, les grandes ambitions tombées en panne, le pourrissement décuplé par l'insouciance générale. Pour le petit monde à l'écran la situation est laide mais confortable : Bin et son entourage surnagent dans une bauge, Qiao les rejoint dans leur place de maître, elle y trouve des satisfactions qui s'imposent et ne se provoquent pas.
Ainsi se prépare son échec d'autant plus lamentable qu'il est sans éclats, sans passion, du moins partagée. Même quand l'aimé s'avère pas tant de chose ; puis même quand il se dégrade et la retrouve poussé par la nécessité, elle efface sa liberté et sa sérénité pour lui. L'espoir nostalgique, le devoir et l'habitude ont pris le relais de l'envie pour ce qui est devenu un crapaud failli. Légitimement on peut se demander pourquoi Qiao se donne puis s'accroche en dépit du vide assourdissant et du sabotage en guise de réponse ; car dans ce contexte il paraît un alpha ? pour des petites raisons stupides et incompressibles ? Ou simplement car cette femme qui semble survoler le monde tout en assumant ses responsabilités [et peut-être en se réfugiant derrière elles, car rien ne meuble et justifie plus sûrement une existence - hormis peut-être la famille] a commis l'erreur de s'engager ; laquelle n'aurait été qu'une petite niaiserie surmontable sans un mauvais concours de circonstance l'enchaînant à ce mirage, dont elle souffre sans illusions grâce à une tête assez froide et bien formée - utile à mieux ranger sa vie et la gâcher. Qiao rationalise sa faiblesse, réinvente ses intentions (niant son sentiment passé, si honteux et douloureux, si pitoyablement candide et vain) et habille de prétextes ronflants (le code d'honneur de la pègre) un attachement toxique, plus fort qu'elle, dont la vie affective (sinon toute la vie intérieure) est dominée par le regret et l'inertie (Les Vestiges du jour traitait d'un enfer similaire avec un spécimen encore plus profondément aliéné). Et d'ailleurs, c'est le genre de personnes qui paie fort ses foucades, donc est chroniquement refroidie et confirmée dans sa prudence excessive, donc saisira indéfiniment les occasions de se priver, d'éteindre ses instincts et sentiments. Comme lors de cette séquence probablement débile et potentiellement magique du train.
Au-delà des montagnes rejoignait ces films 'ratés' pourvus de génie et de beaux ingrédients, mais accablés par un manque de tri, de fluidité et d'épaisseur ; Les éternels témoigne à nouveau d'une forte sensibilité, sans la gâter avec un focus généraliste et en gardant le social à la place qui lui convient - celle du bain objectif des personnages (bain renouvelé sans états d'âme par les institutions - et avec la participation résignée [mais avisée] d'une Qiao figée). Ce film est aussi fort et respectable pour deux raisons ; la plus large, c'est son sérieux et son réalisme. Rien n'y est curieux, rien n'y semble la fantaisie d'un auteur ou d'une entreprise de séduction impersonnelle [que sont la quasi intégralité des biopics], ni un bidouillage destiné à nous épater. Et nous sommes parmi le peuple, c'est-à-dire les gens récoltant la vie dans tout ce qu'elle a de terne et merdeux. La raison plus particulière et abstraite, c'est l'affichage de toute la bêtise et la fatalité du sacrifice, le pire élan pour n'importe qui sauf à avoir décidé d'une existence de martyr et viser l'éternité (ou l'absolu comme Hadewijch) ; sacrifice encore plus accablant s'il est le fruit de la sincérité, pas le témoin d'une grandeur d'âme et plutôt celui d'un abandon, soit la révélation tragique pour une existence qu'elle n'attendait qu'une occasion de se brader et s'empêcher.
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