Bourreau des corps
Hamid dit qu’il cherche son cousin. Ensuite il dira qu’il cherche un ami. Ensuite encore on comprendra qu’il traque son bourreau. Celui qui, pendant des mois et des mois, l’a torturé dans la prison...
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le 26 juin 2024
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Dans la grande tradition des réalisateurs documentaire, dès que Jonathan Millet sort son premier film de fiction, on appelle ça son premier film. Hors quand on voit la minutie, autant technique, documentaliste et de rapport à l'image, c'est évident qu'on tient quelqu'un qui est en pleine maîtrise de son art.
Finalement, toutes les clefs du film sont dans son titre. Je pars du principe que vous avez au moins lu le synopsis et sachez que je ne dirai rien de plus sur l'intrigue. Hormis un moment où je parlerais d'une scène évoquée dans la bande-annonce. Je préviendrai.
Plus qu'un pamphlet politique contre Bachar el-Assad (y a-t-il besoin de rappeler l'horreur qu'était cet être), contre la politique d'accueil des migrants de la France, on est ici pour être dans la tête d'Hamid qui n'est rien de plus qu'une âme errante. Sa quête n'est que vengeance (ou justice selon le point de vue) qui est par définition tournée vers le passé.
C'est un ancien Syrien, un ancien professeur, un ancien détenu, un ancien père. Sa vie présente n'existe pas. Toute sa concentration, ce qui lui reste de vie, sera dirigée vers Harfaz qu'il suspecte fortement d'être son tortionnaire en détention. Qu'est-ce qui le fait douter ? Ses sens. L'odeur de cet homme, le bruit de ses pas, sa voix, sa main qui tremble. Il doit faire confiance à l'humain qu'il était.
Ce n'est pas pour rien que Millet choisit des syriens pour cela. Car ayant subi la politique de Bachar el-Assad, le peuple syrien est divisé. Il n'a plus d'identité propre. C'est montré frontalement dans le film où ils se méfient tous les uns des autres, ne sachant pas de quel bord ils sont. Leur nationalité elle-même, leur origine, n'est plus signe d'appartenance.
On peut approfondir cette idée à tous les personnages. Étant tous des réfugiés (aucun personnages français ou autre ne va avoir d'impact sur le récit d'Hamid), ils sont tous à leur manière des fantômes. Ce qui va expliquer un des choix de mise en scène le plus intéressant du film : personne ne se parle face à face. J'invite tous les gens qui lisent cette critique qui n'ont pas vu le film de faire attention à toutes les scènes de dialogue. Les regards ne se croisent pratiquement jamais, presque personne n'est face à face, les yeux dans les yeux. Ils ne sont qu'entités qui communique, plus des humains. Ce n'est pas faute de certains personnages qui vont essayer d'attraper ce regard, en vain. Les quelques scènes où ça communique les yeux dans les yeux, on aura toujours une caméra assez éloignée avec une épaule en amorce pour signaler que les espions sont partout et qu'aucune discussion n'est sûre.
Sauf une scène ! Un instant pivot de l'histoire. Un face-à-face. Il est dans la bande-annonce. Hamid assis seul à la table de son tortionnaire dans un restaurant. Ici, la mise en scène va se simplifier. Un champ, contre-champ, pas d'amorce, du temps pour chaque plan. On reste dans le dialogue grâce à ce procédé ancestral du cinéma, mais pour la seule fois du film, on nous laisse observer réellement ces deux êtres. On offre également au spectateur la liberté morale sur le tortionnaire et Hamid. On enlève le travail sonore minutieux, un des plus précis des dernières années ; on enlève la mise en scène paranoïaque ; on enlève les regards fuyants.
L'absence d'artifices nous fait devenir nous-mêmes juges.
Il ne s'agit que de ça dans Les Fantômes. Des détails mis bout à bout qui donne lieu à une image plus globale, qui restera incomplète, peu importe la finalité. Le rythme du film s'adapte à ça. Des allers-retours entre des lieux et des personnages. Une boucle, une valse enivrante, toujours guidée par Hamid. Ça donne un sentiment de progression lente, presque vaine. Une progression dans l'enquête, mais aussi dans l'isolement d'Hamid. Car c'est aussi ça dont nous parle le film, plus qu'une simple histoire de vengeance, de jugement moral, c'est à quel point on peut s'effacer en tant qu'humain, quand le seul but devient d'en anéantir d'autres. Le parti pris de rester dans la tête d'Hamid nous fait ressentir uniquement ses émotions. On ne sait jamais ce qu'il pense et par extensions, quelles seront ses décisions. Reste un sentiment à la fois d'avoir une finalité écrite dès le début, et pourtant un personnage qui à tout autour de lui qui pourrait le faire vaciller dans une voie ou un autre. Rien n'est précis, à l'image d'un roman de John Le Carré où l'action se dessine sur plusieurs chapitres et non pas sur un instantané. On est tout le temps dans les émotions d'Hamid, mais on ne le voit jamais céder, on ne le voit jamais les exprimer. À l'image du dernier plan que je ne décrirais pas ici, peu importe ses décisions, Hamid restera toujours seul avec ses choix et ses démons. Une âme errante.
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Créée
le 20 juil. 2024
Critique lue 27 fois
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