Géorgien ayant fait des études de mathématiques et mécanique à Moscou, Otar Iosseliani dévie vers des études de cinéma pour ne pas risquer d’intégrer l’armée soviétique. Ses premiers films sont soviétiques et obtiennent un accueil mitigé, certains sont interdits. Devenu pêcheur puis ouvrier métallurgiste, Iosseliani tourne à nouveau quelques films, dont l’un passe les frontières pour être présenté au festival de Cannes (La chute des feuilles - 1967). Finalement, le cinéaste décide de s’installer en France. Le premier film qu’il y tourne est Les favoris de la lune dont l’essentiel de l’action se situe à Paris.


Première observation, le film montre l’ambiance de la ville un peu comme si les parisiens acceptaient (et contribuaient à établir) un état d’esprit proche de la folie, avec les bruits, la circulation automobile (et la pollution qu’elle entraine), ainsi que cette foule qui fait de chaque individu un anonyme. Iosseliani s’amuse d’ailleurs régulièrement à montrer les allées et venues, les comportements extravagants de celles et ceux qu’il suit de sa caméra. Si on peut lire ici ou là que le film rappelle l’univers de Jacques Tati, je dirais tout simplement que cette façon de montrer les parisiens de 1983 (le film obtient le prix spécial du jury à la Mostra de Venise en 1984), témoigne à sa manière de l’impression d’un géorgien découvrant le comportement tendance schizophrène des parisiens de l’époque, un moment où la flambée de l’immobilier menaçait la bourgeoisie (symbolisée par ce couple en crise).
Le film témoigne également du caractère de son réalisateur, un expérimentateur original admiratif du cinéma quelque peu provocateur de René Clair. Autant dire qu’on pourra chercher toutes les influences qu’on veut, la façon de filmer d’Otar Iosseliani reste imperméable à toute classification précise et c’est ce qui fait son charme.


D’ailleurs, ce film donne la bizarre impression de montrer beaucoup de personnages et d’actions, tout en conservant une grande part de mystère, laissant le spectateur (la spectatrice) observer les menées des uns et des autres tout en y restant étranger. La faute à une narration très particulière, Iosseliani proposant une succession de tableaux ou de saynètes, avec des personnages qui se croisent et qu’on retrouve au détour de scènes régulièrement inattendues. Ce qui fait qu’on a souvent un peu de mal à situer exactement les uns et les autres. Dans ce genre d’idées, on observe une famille où la manie de tous (enfants et parents), chez eux, est d’observer par le trou de la serrure ce qui se passe à côté pour savoir s’il est possible d’entrer ou s’il vaut mieux s’abstenir. De manière générale, le film montre souvent des personnages en mouvement, se déplaçant de manière très décidée, nous laissant scruter les détails qui nous permettront (peut-être) de comprendre de quoi il retourne.


Dans sa première partie, le film présente quelques scènes en noir et blanc qui constituent des sortes de prologues. On voit notamment un artisan tourneur confectionner (au XVIIe) un service de table (assiettes en porcelaine qu’il décore au pinceau) et un artiste peintre réaliser (au XIXe), le portrait de sa jeune maîtresse. Le service en porcelaine et le tableau ne cesseront de se dégrader au fil des déménagements, ventes et cambriolages qu’ils subiront (symboles des affres du temps qui passe).
Le réalisateur s’amuse beaucoup à faire se croiser et recroiser ses personnages, ce pour quoi on peut aussi rapprocher son cinéma de celui de Jacques Rivette (voir Le Pont du nord – 1982). Parmi ces personnages, nous observons des policiers et des voleurs (une des phrases clé des dialogues est que Depuis la nuit des temps, ce qui relie l’homme à la nature, c’est la chasse), des poseurs de bombes à tendance vaguement anarchistes, mais aussi des musiciens (un quatuor à cordes en pleine répétition, des chanteurs y compris en prison, mais dont certains passent à la télévision, etc.), des prostituées qui discutent très naturellement avec les habitants de l’immeuble où elles emmènent leurs clients, des artistes et des artisans (artificiers notamment, l’un d’eux étant Bernard Eisenschitz, historien du cinéma), une femme qui tient une galerie de peinture et beaucoup de seconds rôles. On reconnaît ainsi Mathieu Amalric pour sa toute première apparition au cinéma (il avait 17 ans).


Si on reste un peu étrangers à tout ce qui se passe à l’écran, c’est que le film comporte un minimum de dialogues (scénario coécrit par Otar iosseliani et Gérard Brach). Et puis surtout, les scènes s’enchainent dans une logique souvent difficile à identifier. Par contre, les faits et gestes des uns et des autres restent régulièrement captivants à observer, car Iosseliani a l’art de filmer ses personnages dans des situations à la limite de l’intimité, en particulier parce qu’ils se comportent en anonymes dans la foule. Et, quand la situation est plus serrée, Iosseliani s’arrange à l’occasion pour utiliser un obstacle qui nous incite à imaginer une partie de ce qui se passe. Je pense en particulier à ces scènes dans une brasserie où un homme (qu’on a vu dans des circonstances vraiment différentes) approche une jeune femme qu’il a d’abord observée d’une autre table. La voyant seule, il se permet de lui demander l’autorisation de s’asseoir à côté d’elle et d’engager la conversation, faire de grands gestes et l’amuser. En deux temps trois mouvements, il la met dans sa poche. La caméra étant plantée côté rue, la vitre nous empêche de profiter du dialogue. Par contre, peu de temps après, quand nous les voyons sortir ensemble, nous entendons parfaitement l’homme (Jean-Pierre Beauviala, ingénieur du son) dire qu’il n’a pas l’habitude de se comporter ainsi. Et, rien qu’à leur attitude complice, nous devinons qu’ils vont directement à l’hôtel alors qu’ils ne se connaissent que depuis quelques minutes.


Bref, si ce film peut laisser perplexe car il ne comporte pas de scénario classique et se contente d’enchainer des scènes parfois sans autre lien que des personnages qu’on a déjà observés à un moment ou un autre, il compense par un état d’esprit vraiment original et pas mal de situations cocasses.

Electron
6
Écrit par

Créée

le 1 févr. 2022

Critique lue 295 fois

13 j'aime

5 commentaires

Electron

Écrit par

Critique lue 295 fois

13
5

Du même critique

Un jour sans fin
Electron
8

Parce qu’elle le vaut bien

Phil Connors (Bill Murray) est présentateur météo à la télévision de Pittsburgh. Se prenant pour une vedette, il rechigne à couvrir encore une fois le jour de la marmotte à Punxsutawney, charmante...

le 26 juin 2013

114 j'aime

31

Vivarium
Electron
7

Vol dans un nid de coucou

L’introduction (pendant le générique) est très annonciatrice du film, avec ce petit du coucou, éclos dans le nid d’une autre espèce et qui finit par en expulser les petits des légitimes...

le 6 nov. 2019

79 j'aime

6

Quai d'Orsay
Electron
8

OTAN en emporte le vent

L’avant-première en présence de Bertrand Tavernier fut un régal. Le débat a mis en évidence sa connaissance encyclopédique du cinéma (son Anthologie du cinéma américain est une référence). Une...

le 5 nov. 2013

78 j'aime

20