Si vous avez déjà vu un film d’Aki Kaurismäki, certains vous diront que vous auriez déjà tout vu chez le cinéaste finlandais. Dans la forme ce n’est pas faux, mais dans le fond, chaque chapitre qu’il nous donne à décortiquer est une redécouverte de son art et de sa poésie. Bien sûr, on reconnaît le teint pâle d’Helsinki, une ville où les citoyens charbonnent à la tâche pour quelques miettes de pain. Ce film n’est pas si différent des autres sur ce point. Il y aborde plusieurs thématiques sociales, dont le prolétariat (Ombres au Paradis, Ariel, La Fille aux allumettes) ou l’immigration (De l’autre côté de l’espoir, Le Havre), quitte à traverser les frontières. Pour son retour à la Croisette, et avec l’aval d’un jury épris de sa tragi-comédie sociale, Kaurismäki ouvre un nouveau chapitre sur une histoire d’amour, d’une grande sincérité et d’une grande sensibilité.
La toile de fond d’une société qui tend vers le capitalisme montre une réelle bascule dans un pays en crise économique. Holappa (Jussi Vatanen) en fait les frais, malgré une certaine rigueur dans le tri des aliments ayant dépassé leur date de péremption. Tout comme ces produits invendables en supermarchés, elle est une indésirable d’une société qui grogne pour témoigner d’une hiérarchie obsolète. L’inflation s’ajoute à l’addition corsée de cette femme, qui s’efforce de trouver la sécurité de l’emploi, une utopie prise avec beaucoup d’humour et de désarroi par le cinéaste. Le temps n’est pas celui du cynisme, mais bien de l’amour. Il s’agit sans doute du refuge idéal pour Holappa, une citoyenne anonyme, jusqu’à ce qu’elle croise la route d’Ansa (Alma Pöysti), un ouvrier quelconque parmi tant d’autres.
Archétype de l’alcoolique chronique, qui fume clope sur clope, peut-être est-il temps pour lui de se trouver une autre addiction dans une relation sentimentale. Vivant dans une modeste colocation, il prend des airs d’un bad boy la nuit tombée. Chacun se retrouve alors pour chanter son meilleur tube mélancolique dans le pub du coin, avec une audience statique et attentive pendant chaque représentation. On y chante ses fantasmes, on devient une star et on revendique son existence à ce moment précis. Que l’on soit face à la scène ou non, on ne peut échapper aux hurlements de désespoir qui frappe chaque protagoniste. Cela justifie tous les actes illégaux que l’on observe, mais au bout du compte, il ne reste plus que l’amour et la solidarité pour s’émanciper de tout.
Avec autant d’éléments sinistres, il y aurait de quoi partir en dépression et c’est un peu ce qui transparaît en contemplant l’unique expression faciale de ce petit monde. Cela crée un décalage burlesque qui est assez ravageur, dès lors que les protagonistes sont conscients de leur statut et de leur isolement. Ce sont des morts-vivants ou bien les feuilles mortes d’un chêne au bout de croissance. Holappa a beaucoup de temps pour elle, mais peu d’argent pour combler le vide dans sa vie solitaire. On en prend pleinement conscience lorsqu’elle part faire ses courses ou qu’elle revient chez elle, avec uniquement une radio pour apporter un peu de vie à son foyer. Malheureusement, ce qu’elle a à annoncer n’est que mort et désolation. Comme pour Ansa, elle attend une révolte intérieure, un dépassement de soi, qui commence par les petites intentions, à à l’image d’une virée improvisée au cinéma, le meilleur moyen de voyager à l’autre bout du monde tout en restant collé au fond de son siège. Une insoupçonnable référence à Jim Jarmush vient d’ailleurs confirmer la pudeur de Kaurismäki, sans oublier de citer Bresson et Godard, au détour d’une petite boutade. Ce genre d’aparté montre à quel point le cinéaste finlandais peut manquer de subtilités par moments, car il croit à son public, plus futé et plus raisonnable qu’il n’y paraît.
Chaque étape de la relation est ainsi captée avec intelligence, sans que rien ne dépasse, sans que rien ne vienne déchanter ce petit espoir qui est parti de rien. Un bout de papier qui s’envole, une addiction, un accident, rien de tout ça ne peut finalement empêcher les personnages de tenir la promesse la plus folle et la plus insolite de ce conte, solaire et merveilleux. Il est donc possible d’avoir un coup de foudre sous un lied de Franz Schubert, tout en entretenant l’ivresse de l’amour. Sur ce point, Aki Kaurismäki nous apparaît beaucoup plus romantique qu’à son habitude.
En plus d’être une douce référence à la chanson éponyme écrit par Jacque Prévert et composée par Joseph Kosma, Les Feuilles Mortes est un conte d’une finesse extraordinaire. S’il n’est pas possible de s’évader au-delà des frontières d’Helsinki, il faut admettre que la grande réussite de l’œuvre réside dans son évasion, symbolique et sensorielle. Kaurismäki prouve ainsi qu’il est capable « d’offrir un avenir à l’humanité » avec une histoire d’amour qui n’a de sens que lorsque l’on renonce à sa captivité.