Certains films se méritent. En compétition à Cannes, deux films de la compétition ont sérieusement mis à l’épreuve les spectateurs, par une mise en contexte ardue, une dilatation du temps et une dilution déraisonnable des enjeux narratifs : Grand Tour de Miguel Gomes, et le nouveau film de Jia Zhangke, à l’époque présenté sous son titre anglais Caught by the tides, qui semble toujours plus pertinent que celui choisi pour l’exploitation hexagonale.
Qui connaît Jia Zhangke ne sera nullement surpris par le nouvel opus de cette figure de proue du cinéma chinois : historien de son pays, le réalisateur documente depuis un quart de siècle ses mutations violentes et les blessures profondes qu’elles imposent à ses personnages. Son cinéma est devenu un archipel, où les mêmes figures et lieux réapparaissent, comme des obsessions liées aux variations – d’où la pertinence de la métaphore des marées dans le titre anglais.
Le propos se radicalise ici, dans la mesure où le cinéaste compile des images de toute une carrière dans une matière brute, tout d’abord dénuée de fil narratif. 30 minutes de documentaire sur les milieux ouvriers, ses chansons et ses beuveries, épreuve de haute volée pour le spectateur, même aguerri. Les séquences suivantes retrouvent donc le fameux barrage des Trois Gorges, devenu LE lieu symbolique du cinéma de Jia Zhangke, et suivent, sur près de 25 ans, la destinée mélancolique et esseulée d’une femme qui semble surtout manquer des occasions. Dans le silence et la distance, son modeste parcours voit se développer autour d’elle un pays qui raconte les avancées industrielles, puis technologiques dans une aseptisation croissante. La longue évocation de la pandémie ajoute à ce sentiment de perte du lien social, associé à l’émergence des réseaux sociaux et de la robotique, venue compenser la misère affective d’individus hagards.
C’est donc toujours sur le procédé de la combustion lente que le récit se déploie : pour donner à voir le te temps qui passe, et capturer les bouleversements d’un pays qui dévore progressivement ses habitants. Si le film reste aride et exigeant, il semble néanmoins pertinent dans sa construction sur la durée. La variation des formats, des supports d’image (vidéo, argentique, numérique) dessine ainsi une trajectoire qui offre une image de plus en plus colorée, en adéquation avec une Chine à la pointe de la modernité, tandis qu’on condamne à l’oubli le folklore modeste des débuts. Un adieu à la mémoire, en somme, dont seul ce cinéma désenchanté garderait encore la trace.