On ne dira jamais assez la force de la répétition, qu’il s’agisse de cinéma, de littérature, de musique. La répétition peut susciter l’ennui du spectateur mais, comme le clou qu’un marteau enfonce, elle installe durablement dans nos esprits les images. Quand celles-ci sont belles, c’est encore mieux.
Un critique a qualifié le film d’« incroyablement proustien ». Pertinent : comme l'illustre écrivain, Hou Hsiao-hsien parvient en effet à abolir le temps par l’entêtement de ses choix de mise en scène.
Couleurs, lumière. L’ensemble du film – à l’exception d’une scène finale – baigne dans une lumière artificielle jaune et rouge, chaude et douce, finement ombrée. Sur ce camaïeu, se détachent les lueurs des lampes à pétrole. Lorsqu’une scène s’achève, ces points lumineux servent de raccord avec la scène suivante. Chaque séquence peut ainsi être vécue comme une journée, ponctuée par le lever et le coucher du soleil. Le temps est rythmé par ces lueurs mourantes puis renaissantes, tout en étant comme suspendu par l’homogénéité des décors (certains plans sont dignes de la peinture impressionniste). Ainsi s’énonce l’énigme du temps, celle que Proust travailla comme nul autre.
Mouvements de caméra. Comme le balancier d’une pendule, la caméra ne procède que par panoramiques latéraux : de gauche à droite puis de droite à gauche, toujours lentement. Un mouvement hypnotique, comme l’effet des pipes d’opium sur les clients.
Décors. Ce rythme très lent incite le spectateur à se concentrer sur l’arrière-plan : un miroir dans lequel se reflète les couleurs d’un vitrail, deux statues de chat posées sur le rebord d’une fenêtre, l’ombre d’un filet sur un pan de mur jaune (tiens, revoilà Proust !), celui de l’escalier au fond. Parfois c’est une courtisane qui sert de décor, comme Jasmin lorsque Wang discute avec Hong de son mariage prochain avec elle. En ce sens, Les fleurs de Shangaï est bien un film de la profondeur de champ. Au premier plan, on vient déposer du thé ou des victuailles, on éteint ou rallume une lampe. Rituels ancestraux qui eux aussi abolissent le temps.
Scènes. Hou Hsiao-hsien réitère le même type de scène près de deux heures durant : des parties de Mahjong alcoolisées lors de fêtes dans l’une ou l’autre des « enclaves », des discussions entre client et courtisane, entre prostituées ou avec la mère-maquerelle. Tout est "euphémisé" : on échange avec pondération, on négocie, suggère, manipule d’une façon feutrée. Les surnoms de ces travailleuses du sexe sont poétiques en diable : Perle, Trésor, Fleur d'or ou d'argent... Du raffinement, de la délicatesse, nulle brutalité en ces lieux.
Le film ne nous montrera que deux accès de violence : lorsque Wang découvre que Rubis « le trompe » avec un autre client et lorsque Jade essaie de mourir avec Shi-run. Attardons-nous sur le premier : le plan furtif d’un pied s’échappant du lit, à ras du sol, tranche tellement avec le reste du film qu’il en acquiert une puissance traumatique, justifiant l’accès de rage de Wang. Mais le grand tabou, lui, persiste : comme dans La rue de la honte de Mizoguchi, comme dans Le plaisir de Max Ophuls, deux œuvres dont on a pu rapprocher ces Fleurs de Shangaï, on ne verra jamais le commerce charnel. Tout ne semble que luxe et volupté bienséante. La réalité, elle, bien plus crue, est laissée hors champ – en quoi, de nouveau, le film est proustien. Dans son Appollonide, souvenirs de la maison close, Bertrand Bonello en montrera d’avantage, ne suscitant le plus souvent, il faut bien le dire, qu’ennui.
Musique. Elle varie très peu, comme chez Béla Tarr, auquel on peut aussi penser pour l’aspect répétitif des scènes et les invariables plans séquence. Un thème qui revient, lancinant, orchestré de façon plutôt actuelle, là aussi pour brouiller les repères temporels et éviter de tomber dans la reconstitution historique. (Une seule date sera évoquée dans le film : au moment où Emeraude quitte l’enclave, rachetée par Luo. Pas innocent.)
Pour faire ressentir le caractère hypnotique de son huis clos, Hou Hsiao-hsien devait à tout prix éviter de politiser son propos – comme le fait, certes avec beaucoup de finesse, un Mizoguchi. Il n’évoque donc que par petites touches la dureté de la condition de ces femmes ou leur psychologie : Rubis travaille pour faire vivre toute sa famille, Jade est une romantique frustrée, Emeraude est toute d’orgueil, refusant qu’on négocie pour elle son prix de rachat (elle sera finalement rachetée moins cher que négocié par sa « maîtresse »), les jeunes « catins » sont effarouchées et sous la domination des plus anciennes, les maquerelles sont sèchement comptables ou s’accrochent à quelque amant qui les exploite. Les hommes sont soit faibles comme Wang, soit lâches comme Shi-run, soit ridicules lors de ces réunions avinées. Mais jamais Hou Hsiao-hsien ne forcit le trait. La force de ce choix est aussi sa faiblesse : il faut bien le dire, le propos ne passionne pas toujours, et on ne parvient à s'attacher à aucun personnage. Sans doute le prix à payer pour aller là où le réalisateur cherche à nous emmener ?
Comme l’écriture de Proust, le cinéma de Hou Hsiao-hsien requiert un effort car il ne s'appuie pas sur les ressorts traditionnels du 7ème art. Son charme se distille avec le temps, s’inscrit peu à peu dans la mémoire. Les fleurs se faneront toutes, mais le souvenir de leur parfum, lui, persistera, comme persistait le goût d’une certaine petite madeleine trempée dans du thé... Oui, décidément, les jeunes filles que nous donne à voir Hou Hsiao-hsien sont éminemment Proustiennes.
7,5