Joaquin Phoenix, John C. Reilly, Jake Gyllenhaal, un casting de prestige, qui s’affiche dans un western aux allures de contes sombres, voilà comment s’annonçait Les Frères Sisters, à l’approche de son arrivée dans nos salles. Après Hostiles, plus tôt cette année, il semblerait que le western, souvent relégué aux archives du cinéma, n’ait pas dit son dernier mot. Récompensé par le Lion d’Or du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise, Jacques Audiard confirme son succès et continue d’accumuler les récompenses après, entre autres, les César du meilleur film et du meilleur réalisateur pour De battre mon cœur s’est arrêté (2005), le Grand Prix du Jury au Festival de Cannes pour Un Prophète (2009) et la Palme d’Or pour Dheepan (2015). Cette escapade outre-atlantique offre un petit vent de fraîcheur dans une filmographie déjà bien remplie, mais est-elle aussi fructueuse qu’elle en a l’air ?


La constante de la violence d’une société mêlant sauvagerie et civilisation


Il va sans dire que Jacques Audiard ne porte pas un regard des plus bienveillants sur notre société, la montrant souvent sous son plus mauvais jour, avec brutalité et même, parfois, avec cynisme. C’est l’écrasement des plus fragiles, l’endurcissement des rejetés par la pression de la société dans Sur mes lèvres (2001), c’est le timide espoir de se retrouver soi-même à travers l’art dans un monde de loups dans De battre mon cœur s’est arrêté (2005), ou encore l’instrumentalisation de l’humain, l’exploitation de sa fragilité naturelle et sa mutation en une cruauté inhumaine dans Un Prophète (2009). Il y a donc, toujours, une confrontation entre des êtres humains et une masse immense qui les dépasse, dont ils sont supposés faire partie, mais qui n’a de cesse de les mettre à l’épreuve et de les rejeter. Les Frères Sisters ne fait pas exception à la règle, choisissant ici comme décor une Amérique en construction, en pleine ruée vers l’or, où tout semble encore permis.


Le western : Comme un retour aux sources du cinéma d’Audiard


Le western semblait être le genre parfait pour permettre à Audiard de s’exprimer sur les thématiques qui alimentent son cinéma. En effet, la construction des Etats-Unis a toujours été un sujet d’études intéressant sur la création d’une civilisation, qu’elle se soit faite à travers le langage, l’étude et la compréhension de l’autre chez Kevin Costner dans Danse avec les loups (1990) ou dans le sang, la sueur et la poussière, dans un monde encore vierge et hostile dans Josey Wales hors-la-loi (1976) chez Clint Eastwood et La Prisonnière du désert (1956) de John Ford. Ici, Audiard, se sert de cette même base, celle d’un monde en construction, où tout est encore à faire, mais où les prémices d’un monde moderne deviennent de plus en plus visibles. Pour mettre en lumière ces deux aspects, il base sa narration sur un récit alternant entre les Frères Sisters d’un côté, représentant le vieux monde, sauvage et impitoyable, et Warm et Morris de l’autre, représentant la volonté de suivre un idéal et de bâtir un monde civilisé et juste.


Cette cohabitation difficile entre deux conceptions du monde sera au cœur de la plupart des enjeux du film et des rebondissements qu’il contient. En réalité, ce qu’Audiard veut montrer dans Les Frères Sisters, ce n’est pas comment l’Amérique est passée d’un monde sauvage, hostile et inhospitalier à une civilisation avec des lois et des villes, mais comment ces deux visages de l’Amérique ne peuvent être dissociés l’un de l’autre, et que leur cohabitation demeure inéluctable. En effet, si la civilisation semble bien avoir pris le dessus, la sauvagerie reste omniprésente et inhérente à l’humain. Or, l’époque de la ruée vers l’or coïncide parfaitement à l’époque où cet équilibre, penchant alors davantage du côté sauvage, basculait vers la civilisation. C’est, en quelque sorte, le point de départ de ce qui constitue, principalement, le cinéma d’Audiard, c’est-à-dire l’illustration de cette violence latente et profonde de l’Homme civilisé. Les Frères Sisters marque donc un retour aux sources, celles de la civilisation, mais aussi celles de son propre cinéma.


Les frères Sisters : De bourreaux à marginaux


L’une des principales forces d’Audiard, c’est d’être capable de créer des personnages humains. Ils ne sont jamais totalement imperturbables, droits dans leurs bottes. Ils ont toujours une certaine fragilité qui les rend malléables et leur donne de la consistance. Je me raccroche toujours à la citation du Stalker de Tarkovski pour caractériser ces personnages : « A sa naissance, l’homme est faible et malléable. Quand il meurt, il est dur de chair et de cœur. Le bois de l’arbre qui pousse est tendre et souple. Quand il sèche et perd sa souplesse, l’arbre meurt. Cœur sec et force sont les compagnons de la mort. Malléabilité et faiblesse expriment la fraîcheur de l’existant. C’est pourquoi ce qui a durci ne peut vaincre. » Les deux frères, ici, bien qu’étant des chasseurs de primes notoires et redoutablement efficaces, sont loin d’être invincibles. Audiard le souligne ici, en leur faisant d’ailleurs prendre le chemin inverse de la plupart des protagonistes de ses précédents films, en brisant petit à petit leur carapace pour mieux exploiter leur faiblesse et agrandir leur part d’humanité.


Le monde autour d’eux change, ils tentent de s’y adapter, comme quand Eli découvre la brosse à dents et son usage, ou quand ils découvrent la ville de San Francisco. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont atteints par ces mutations sociales. On le constate aussi au détour d’une simple réplique, comme quand un des frères dit à l’autre qu’ils n’avaient jamais fait un aussi long chemin en ligne droite, alors qu’ils étaient habitués à brouiller les pistes, symbole d’une remise en question et d’une forme de renonciation. Mais c’est aussi une manière de mettre en lumière ces anciens hommes d’influence devenant des marginaux, étant presque assimilables aux ancêtres spirituels des futurs protagonistes des autres films d’Audiard. Un monde nouveau naît devant nos yeux, il évolue, mais ses éternels démons poursuivent leur éternelle chevauchée dans le purgatoire.


Un western intéressant dans la droite lignée du cinéma d’Audiard


Finalement, s’il ne révolutionne pas le genre et ne s’impose pas comme un chef d’oeuvre, Les Frères Sisters marque une étape intéressante dans la filmographie d’Audiard. Ce n’est pas un simple exercice de style (réussi, au demeurant), mais le témoin d’une vraie recherche des origines de ce qu’il décrit et étudie dans ses films. Comme d’habitude, la photographie est soignée et la BO s’adapte bien aux situations. Le casting est à la hauteur, notamment Joaquin Phoenix, comme d’habitude, mais aussi John C. Reilly, que je suis heureux de voir ici au premier plan. Jake Gyllenhaal et Riz Ahmed apportent leur contribution, mais elle reste assez discrète, le film leur accordant une place assez faible. Dans son ensemble, Les Frères Sisters est réussi. Sans être vraiment impressionnant, il apporte une vision intéressante, et Audiard utilise à sa manière les codes du western pour mieux alimenter son discours. Peut-être pouvait-on en attendre et en espérer un peu plus ? C’est toujours le risque lorsqu’un film parvient à nous enthousiasmer. Mais on ne boudera pas notre plaisir.

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le 23 sept. 2018

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