Ça semblait presque logique que Jacques Audiard se mette un jour à réaliser un western, encore que Dheepan en était déjà un, dans son genre. Forcément, le western c’est un truc de mecs avec de la virilité au kilomètre, avec de la violence et des flingues (un peu le credo du cinéma d’Audiard, en somme). Et puis les plus grands, sans en être des spécialistes, si sont frottés avec plus ou moins de succès, Tarantino, les frères Coen, Jim Jarmusch, Andrew Dominik, Michael Cimino… Alors pourquoi pas lui ? Adaptant le roman de Patrick deWitt avec son comparse Thomas Bidegain, Audiard préfère, dans sa démarche esthétique et scénaristique, s’inspirer du western dépouillé à la Impitoyable et Jeremiah Johnson que des grandes épopées à la John Ford.
Ici donc pas de chevauchées fantastiques, de soleil couchant flamboyant et de batailles épiques, mais des balades tranquilles, voire monotones, sur des canassons fatigués, des discussions au coin du feu et des gunfights quasi immobiles, que l’on devine de loin. Et puis deux frères tueurs à gage en figures de proue, Charlie et Eli, l’un doux-dingue alcoolique et l’autre gros nounours sentimental, chargés d’aller occire un "alchimiste" philosophe chaperonné par un complice scribouillard. Le film traîne à prendre ses marques et à captiver, puis finit par surprendre grâce à une narration changeant souvent d’enjeux et d’intentions, et dans la multiplication aussi de détails incongrus ou quasi surréalistes (araignée s’introduisant dans une bouche, découverte de la brosse à dents, cheval qui se suicide, pépites d’or s’illuminant dans la nuit…).
Le film abandonne ainsi son intrigue principale pour se transformer en une sorte de fable existentielle où l’on évoque ces familles que l’on a fui (puis vers lesquelles on revient, finalement), parle de bâtir une société utopique fondée sur le partage et la non-violence (mais à quel prix ?), loin d’un monde qui serait une "abomination", dira Eli. C’est que l’Amérique est en train de découvrir les "joies" de la ruée vers l’or, de l’appât du gain, de ces villes bâties en quelques jours et dans la boue, renvoyant l’implicite du film à la matière première de la série Deadwood. Audiard, plus sobre et facétieux que d’ordinaire, maltraite ses deux antihéros (empoisonnés, brûlés, amputés, traqués) errant dans ce Far West désenchanté, et terminant leur course dans les bras de maman, toujours là à préparer le café ou à donner le bain, tels une régression bienheureuse quand tout a échoué, un retour aux origines pour échapper aux autres et à soi-même.
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