Les Graines du figuier sauvage fait partie de ce genre de films pour lesquels il est essentiel de connaître le contexte de leur création, non pas pour mieux les apprécier (les qualités intrinsèques de l'oeuvre se suffisent à elles-mêmes, en tout cas ici) mais surtout pour réaliser à quel point leur existence ne tenait qu'à un fil et comprendre la chance qu'on a de pouvoir en profiter sur grand écran. Car le dernier long-métrage réalisé par Mohammad Rasoulof, ce cinéaste si courageux et si talentueux, a tout du film-miracle, ayant réussi à naître malgré des conditions de tournage effroyables et rendues extrêmement complexes par la dureté de la répression en Iran. Une répression menée contre tout un peuple épris de liberté et donc logiquement dirigée contre toutes les personnes impliquées, de près comme de loin, dans la conception de ce film. Mohammad Rasoulof, aujourd'hui exilé, est mondialement connu pour être très critique vis à vis de l'extrémisme religieux et de la corruption qui gangrènent son pays, en témoignent ses deux précédents films qui abordent frontalement ces sujets et qui furent déjà des réussites (Le diable n'existe pas et Un homme intègre). Cela lui a valu des séjours de longue durée en prison, qui lui ont aussi permis de trouver l'inspiration pour Les graines du figuier sauvage, très différent dans sa conception.
Le cinéaste a en effet expliqué après la séance à quel point cette censure imposée par le gouvernement iranien a plus que jamais façonné la forme et le fond du film, avec des anecdotes assez ahurissantes sur les conditions du tournage et de la post-production. Le film a bel et bien été tourné en Iran, mais le réalisateur n'a quasiment pas pu assister au tournage clandestin et n'a donc pas pu diriger ses acteurs, devant se tenir éloigné des lieux tenus secrets pour ne pas attirer l'attention, risquer la saisie du matériel et donc la mort du film. La débrouille était constante pour assurer la sécurité du métrage : ainsi, le monteur, vivant en Occident, recevait les rushes au fur et à mesure du tournage et renvoyait ce qu'il montait dans la foulée, séquence par séquence, au réalisateur pour qu'il puisse garder un oeil dessus au fur et à mesure de l'avancée du film. Enfin, tous les acteurs du film sont désormais surveillés de très près par le gouvernement et certains ont dû faire le choix de quitter le pays pour leur sécurité.
On aurait pu craindre que ce contexte handicape le film et le rende moins réussi que s'il avait bénéficié de conditions de tournage optimales. Il n'en est rien. Mohammad Rasoulof se sublime et transforme de pesantes limitations en atouts : par son sens de la métaphore, par sa gestion habile des espaces et des décors, étant forcément limités par le manque de moyens et imposant par conséquent une sorte de huis-clos aux personnages les peuplant, et enfin par le déploiement d'un scénario habile ayant tenu compte de toutes ces contraintes au préalable.
En outre, Les graines du figuier sauvage se divise en deux segments successifs assez distincts, et le glissement progressif de l'un vers l'autre se fait avec beaucoup de subtilité.
Le premier permet de contextualiser cette famille au coeur du récit, dont le père, promu juge après une vingtaine d'années de carrière employée à servir dévotement l'Etat, fait exécuter les peines des manifestants du mouvement de protestation dirigé contre le gouvernement, tandis que ses deux filles s'éprennent de plus en plus pour les idées que recouvre cette contestation. Cela fait non seulement naître une opposition générationnelle mais aussi et surtout un clash idéologique entre les différents membres de la famille. Najmeh, la femme du fonctionnaire Iman, elle, est prise entre deux feux au début du film, étant de la même génération que son époux mais comprenant de plus en plus les revendications du mouvement Femme, vie, liberté, au fur et à mesure que la colère gronde et que les manifestations se rapprochent de leur domicile.
Le point d'orgue de cette petite histoire dans la grande Histoire qui se joue dans la première moitié du film, c'est l'incursion de la démonstration concrète de cette violence pratiquée par les forces de l'ordre iraniennes, lorsqu'au cours d'une séquence très longue mais sublime, Najmeh soignera et pansera les plaies de l'amie de la fille aînée Rezvan qui fait partie des étudiants rebelles manifestant fréquemment contre le gouvernement, et dont on perdra la trace par la suite.
La bascule s'opère ensuite progressivement du drame sociétal vers le thriller quasiment horrifique, mais une rupture assez nette se fait tout de même sentir après qu'Iman se rend compte de la disparition de son arme de service et qu'il soupçonne les membres de son foyer d'en être responsables ; la perte de ce pistolet, si elle était sue de son administration, le mènerait en prison et saperait les 20 ans d'efforts qu'il avait entrepris pour gravir les échelons et mettre sa famille dans le confort matériel. Sa paranoïa, grandissant de jour en jour, est magnifiquement retranscrite par les plans-séquences utilisés à bon escient dans la surface réduite de leur appartement, avec une caméra tournoyant rapidement autour de lui pour appuyer son effroi et sa solitude au moment de la constatation.
Ce procédé est réemployé à la toute fin du film dans le village troglodyte qui est le théâtre d'une course-poursuite pédestre entre le mari et les trois femmes, arrivés là après une montée en tension effrayante et des péripéties rocambolesques qui ont amené Iman, arrivé au summum de sa paranoïa, à faire quitter Téhéran à sa famille pour ensuite les emprisonner dans leur résidence secondaire afin d'obtenir la vérité sur son arme. Iman se perd dans cette entreprise comme l'explicite la métaphore des ruines et du labyrinthe. Sa mort est voulue accidentelle par Mohammad Rasoulof malgré l'arme pointée sur lui par la cadette Sana à ce moment de l'histoire, par respect pour le mouvement Femme, vie, liberté, par nature non violent. Elle n'en est pas moins spectaculaire et elle signe la fin d'un film réussi de bout en bout, en même temps qu'elle symbolise celle du patriarcat et de tout un système tombant lui aussi en ruine. Ainsi, le dernier plan, si l'on ne comptabilise pas les inserts malgré tout très importants d'images réelles de manifestants s'étant peu à peu libérés du joug des autorités iraniennes, montrant Iman mort et recouvert de la terre qui s'est écroulée sous son poids, est exceptionnel d'un point de vue plastique et symbolique.
On se pose souvent la question de savoir de quoi le cinéma ou les révolutions actuelles sont capables. Après avoir visionné ce film et avoir écouté son réalisateur en parler juste après la séance, on comprend plutôt de quoi des individus sont capables de faire pour faire du cinéma et pour mener à bien les révolutions. Et c'est sans doute cela le plus éclairant.