[ce texte est initialement paru sur LeMagDuCiné dans le cadre d'un cycle consacré à la bourgeoisie au cinéma]
Adapté du roman de Maurice Druon, qui obtient le Prix Goncourt en 1948, Les Grandes Familles nous entraîne, comme son titre l’indique, dans le cadre de la très haute bourgeoisie. La présentation, en voix off, des personnages intervenant dans le film laisse pantois : des chevaliers ou commandeurs de la Légion d’Honneur, membres de telle ou telle académie ou de tel institut, le tableau offre une vue d’ensemble de “serviteurs” glorieux de l’Etat.
En tête d’affiche se trouve Noël Schoudler (Jean Gabin) : commandeur de la Légion d’Honneur, PDG de multiples entreprises (sucreries, mines, journaux et banque), et même vice-président du FMI. Une personne tellement importante que lorsqu’elle sort de son avion, elle est accueillie par un Secrétaire d’Etat et conduite chez elle sous escorte policière motorisée.
Le film commence par une scène d’enterrement. Une des gloires de la famille, poète et membre de l’Académie Française, vient de décéder. Scène idéale pour réunir tous les personnages, mais aussi pour entendre le prêtre, lors de son homélie, faire l’apologie de cette haute bourgeoisie, détentrice d’une puissance qui serait terrifiante entre d’autres mains. Mais, comme le précise le prêtre, ces hommes ont été choisis par Dieu…
Ainsi se dessine progressivement l’image d’une bourgeoise agissant comme une nouvelle aristocratie de droit divin. D’ailleurs, les liens entre cette bourgeoisie et l’aristocratie sont nombreux, que ce soient des liens matrimoniaux ou des comportements identiques.
Le film Les Grandes Familles met en évidence les piliers de cette bourgeoisie huppée : soutien de la religion, pouvoir financier, pouvoir médiatique, appartenance aux grandes institutions nationales ou internationales, et même proximité avec le pouvoir politique. Aux funérailles du glorieux poètes, ils sont tous là, assis à leur rang : membres de l’Institut, membres de l’Académie Française, membres au gouvernement, etc. Il s’agit de montrer que l’on est là, de montrer que l’on fait partie du même monde…
Cette proximité, frôlant la collusion, avec le milieu politique est même montrée à plusieurs reprises, entre autres dans une scène où Noël Schoudler discute ouvertement avec un ministre et lui donne ses consignes…
Bien entendu, nous sommes dans une bourgeoisie tenant les rênes d’un capitalisme très “paternaliste”. De fait, tout tourne autour de la figure du patriarche Noël Schoudler. C’est lui qui dirige tout, c’est lui qui décide de tout. Il juge chaque action, il place chaque employé. Et son pouvoir s’étend bien au-delà du seul domaine de ses entreprises. Son médecin personnel veut être élu à l’Académie Française ? Il le demande au patriarche. Un membre éloigné de la famille, général au bord de la retraite, veut récupérer une troisième étoile ? C’est encore au patriarche qu’il le demande. Un petit mot glissé à un ministre, et l’affaire suivra son cours.
Homme paternaliste, bienveillant mais aux principes stricts, il va vite entrer en opposition avec son fils François (Jean Desailly), qui voudrait moderniser les entreprises familiales. Et comme il n’effectue pas de séparation entre la famille et les affaires, lorsque Noël Schoudler veut donner une leçon à son fils, c’est au sein de la direction de l’entreprise et dans les couloirs de la bourse que cette leçon va se tenir. La famille est gérée comme une entreprise : chez les Schoudler, on ne sépare pas le domaine privé du domaine financier.
D’ailleurs, s’il veut régler le problème d’une nièce devenue embarrassante, il convoque les dignitaires de la famille, en mode “conseil d’administration” (sans jamais demander son avis à ladite nièce); plus tard, lorsqu’il voudra exercer sa vengeance à la fin du film, ce sera encore par le biais des affaires, en “rachetant” son adversaire (qui n’est autre qu’un cousin).
Bien entendu, dans toutes les familles, même les plus glorieuses, il y a la brebis galeuse. Et chez les Schoudler, la honte de la famille s’appelle Lucien Maublanc (Pierre Brasseur). Immensément riche, il mène une vie oisive et libertine à la vue de tous. Et c’est bien cela qui gêne.
En effet, au fil du film, on apprend qu’il est loin d’être le seul à s’intéresser aux jeunes femmes ayant besoin d’être entretenues. Mais les autres (dont le glorieux académicien enterré au début du film) savent préserver les apparences.
Cette histoire d’apparence est, bien entendu, capitale. C’est pour sauver les apparences que l’on va marier de toute urgence la nièce, avant que son ventre ne devienne trop proéminent et, ainsi, une cause de gêne.
C’est aussi toute cette histoire d’apparences (et de faux semblants) qui va guider le final, grandiose, du film.