Le premier film de Béla Tarr que j'ai eu l'occasion de voir fut assez désespérant. Non pas que le film eu été un désastre, bien au contraire, mais Damnation (c'est son titre) était rempli d'un désespoir qui inondait au delà de l'écran, tous les interstices de mon corps et de mon âme. Alors que s'entamait le générique de fin je ne pus m'empêcher de pouffer nerveusement tant l'abattement qui venait de s'offrir à mes yeux était immense, incommensurable... galactique. C'était en réalité, la seule réaction rationnelle qu'il m'était possible d'avoir, mis à part la pendaison.

Le cinéma de Béla Tarr n'est pas pour les dépressifs. Il n'est pas non plus pour ceux qui trouvent la lenteur anxiogène et le silence ennuyeux. De Family Nest (1977) à L'homme de Londres (2007), il y a 30 ans d'un cinéma terriblement ambitieux et homogène, à la continuité fantastique, à l'âpreté rarement égalée, à l'exigence hors norme. Béla Tarr ne transige sur rien. Il ordonne l'espace, il construit le temps, il impose le silence et donne des visages à l'épouvantable et au sordide.

Entre Familiy Nest et L'homme de Londres il y a donc Damnation en 1987, premier volet d'un triptyque qui trouve son apothéose en Satantango en 1994, film magistral de plus de 7 heures et s'achève en 2000 donc avec Les harmonies Werckmeister qui nous raconte l'histoire de Valushka, jeune homme serviable et un brin naïf, fasciné par une énorme baleine qu'un forain exhibe dans la ville où commence à gronder une insurrection ouvrière.

Béla Tarr ne situe jamais ses récits. On sait que nous sommes en Hongrie mais nous ne savons jamais à quelle époque, ni s'il s'agit d'événements réels. Ce qui transpire, c'est la désolante situation sociale d'un pays qui sort du giron stalinien et s'avance vers le capitalisme. La peur au ventre. Le désordre est partout, tant dans les têtes que dans le corps social dispersé, démembré. La tension s'étale, dans de très longs plans-séquence qui sont la marque de fabrique du cinéaste.

Dans la droite lignée de Miklos Jancso, illustre cinéaste hongrois avec qui il a travaillé à ses débuts, Tarr donne toute sa place au silence et au temps. Son cinéma est indissociable d'une certaine idée peu à la mode aujourd'hui: le processus prime sur l'instant. Béla Tarr se fiche bien de saisir un fragment, un instantané. Il veut que l'on vive avec, que l'on partage les hivers glacés, que l'on boive la même soupe, que l'on battent le même pavé, ensemble, longuement, humainement. De nouvelles sensations émergent. Comme lorsqu'il filme cette marche d'ouvriers qui vont saccager un hôpital: des visages se découvrent, la lutte prend une forme vivante. La masse n'est plus une masse mais une somme d'individus unis qui s'avance, dans le même silence, dans la même cadence. La lumière illumine ces tristes têtes fatiguées et l'on tâte alors l'intensité, la puissance de la révolte, la détermination d'un tout.

En rétablissant un temps humain par de très longs plans-séquences (qui dépassent pour la plupart la dizaine de minutes), Béla Tarr change aussi notre conception de l'espace au cinéma. C'est bien souvent le reproche que l'on fait à un film lent: "ça bouge pas"... Ici c'est tout le contraire. Obstinément, Tarr construit chaque plan avec la même minutie. Chaque mouvement est calculé, chaque déplacement pensé et articulé pour donner à chacune des séquences une vitalité et un sens. Ne pas comprendre sens comme direction, non, même si direction il y a forcément puisque Tarr nous emmène, nous trimballe avec une science éblouissante du mouvement, du geste, mais sens comme signification, comme question. Le mouvement fait naître la réflexion et c'est elle qui dirige l'intrigue.

C'est la richesse d'un cinéaste unique qui va bientôt disparaître. Son dernier film, Le cheval de Turin, vient d'être couronné de l'Ours d'Argent à Berlin. Béla Tarr a annoncé qu'il serait le dernier. Parce qu'il estime que le public ne veut plus voir de film comme ceux qu'il fait. Parce que les dernières lois du Fidesz de Viktor Orban sur le financement du cinéma rendent les choses encore plus difficiles. Béla Tarr est un grand sensible, un réalisateur fragile qui a toujours beaucoup lutté pour produire ce qu'il pensait être un cinéma ambitieux. La politique culturelle hongroise enterre très certainement l'un des plus grands cinéastes du pays.
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le 27 nov. 2014

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