Les Hommes
Les Hommes

Documentaire de Ariane Michel (2008)

« Les Hommes »... et les paysages...

Eté 2004. La documentariste Ariane Michel participe à la mission Ecopolaris, qui conduit un groupe de recherche en écologie arctique au nord-est du Groenland. Mais son accompagnement ne s’organisera pas autour des objectifs scientifiques de l’expédition. Il se fera bien plus méditatif...


Le premier plan, de presque sept minutes, pose clairement, d’emblée, la nature contemplative de la mission que s’est assignée la réalisatrice : la haute mer, en plan large, observée en relatif surplomb. On s’interroge sur le perchoir qui peut s’offrir, en pareil terrain, à la caméra... Un point de vue d’oiseau... L’hypothèse drone semble un peu facile... Le caractère mouvant du perchoir en question exclut un phare... Bien vite, les craquements, l’espèce de respiration sourde et lointaine qui se perçoit orientent vers un navire, que ces bruits laissent supposer aussi imposant et résistant qu’un brise-glace... On comprendra par la suite que la caméra domine toutefois le paysage depuis la délicate goélette Tara, qui achemine l’équipe de scientifiques. Le ton est donné : constamment, la réalisatrice jouera de ce décalage-partenariat entre l’image et la bande-son ; un duo qui, tout à la fois, déroute et guide le spectateur-auditeur, devenant par force interprète.


Des plaques de banquise éparses signalent le grand Nord. La faune fera ensuite son apparition, mais, là encore, de façon énigmatique, sous l’aspect d’une longue masse sombre étendue au bord de l’une de ces plaques. On songe d’abord à une silhouette humaine : un pêcheur ? un homme victime d’un malaise ? Le glissement du voilier Tara révèle un phoque. Nouvel enseignement : la frontière entre les différentes espèces s’estompe... Après tout, qu’importe qu’il s’agisse d’un homme ou d’un animal, puisque tous deux sont avant tout approchés en tant qu’êtres vivants...


Quant aux « hommes » authentiques annoncés par le titre, ils ne surgissent qu’au bout de plus d’un quart d’heure, comme des animaux étonnamment vifs, par comparaison avec le phoque puis le placide ours entrevu, et parés de couleurs criardes. Un archéologue, des naturalistes, des géologues, des ornithologues, des zoologues s’activent silencieusement sur les langues de glace ou de terre et de roches. À quelle activité mystérieuse se livrent-ils ? Nulle bande-son didactique ne viendra lever la perplexité du spectateur qui, d’interprète qu’il était devenu, se meut à présent en éthologue, tentant de percer le sens de l’affairement humain. Car l’homme est appréhendé essentiellement à travers les bruits qu’il produit et qui achèvent de le rendre semblable à un étrange animal, appartenant à une espèce jusqu’alors inconnue : bruits des pierres remuées, des petits sachets de prélèvement manipulés, bruit pesant des pas sur le sol... Pendant longtemps, les rares conversations ne sont perçues que de très loin, totalement floues, et pas plus signifiantes que les cris des innombrables oiseaux qui se succèdent aussi à l’écran, ou que la rumeur folle qui provient d’un îlot rocheux couvert de volubiles volatiles.


Quitte à bousculer la hiérarchie androcentrée des espèces vivantes, Ariane Michel ne s’arrête pas en si bon chemin : le premier souffle qui nous parvient est celui de la respiration profonde d’un morse, flanqué de quelques congénères, par rapport auxquels la silhouette du voilier Tara, vu de loin, apparaît gracile, pareille à celle d’un insecte, avec ses deux mâts nus dardés vers le ciel comme deux longues antennes. Un effet dont la réalisatrice jouera souvent, notamment dans la confrontation entre le fin voilier et les paysages virginaux, parfois même non cartographiés, dans lesquels il va s’aventurer.


C’est seulement dans le dernier temps du documentaire, après que des bœufs musqués auront paradé à l’écran, après que des sternes arctiques auront été longuement écoutées et observées, que l’être humain accèdera enfin à une parole intelligible. Une gradation sera toutefois respectée : la première langue employée sera le latin savant des botanistes, qui fera entendre un singulier ramage, dressant la liste des espèces végétales collectées. Lorsqu’enfin une langue vivante sera proférée, la parole se verra confiée à l’archéologue, qui tiendra des propos éminemment métaphysiques sur les quelques traces de peuplement humain qu’il lui aura été donné de relever en ces lieux ; un peuplement visiblement disparu. Mais que signifie « disparaître », pour un peuple ? Migrer vers des terres plus hospitalières ou bien mourir sur place et voir sa propre trace disparaître dans le sol ?


L’austère et stupéfiante beauté des paysages, ces montagnes hiératiques, nues de toute végétation et s’abîmant dans la mer, se parent d’une autre dimension au contact de ce discours et deviennent le témoin résolument muet de la tragique insignifiance humaine. Si l’on a pu penser à Wang Bing et à son incroyable réalisation « L’Homme sans nom » (2009), pour cette observation de l’activité humaine sans une seule parole de dialogue ni de commentaire, on est finalement reconduit vers le plus magistral et le plus bouleversant des documentaires de Patricio Guzmán, « Nostalgie de la lumière » (2010), et son intense méditation sur la collision entre les destins humains et la minéralité du sol terrestre aussi bien que des étoiles.


C’est sous la protection de ces deux géants du documentaire que s’inscrit Ariane Michel.

AnneSchneider
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le 24 avr. 2021

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Anne Schneider

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