Cette fin d’année 2022 fait décidemment la part belle à la nature : alors que celle, purement numérique et féérique d’Avatar envahit les écrans, sur deux semaines sortent trois films qui font du paysage un protagoniste : l’île irlandaise des Banshees d’Inisherin, l’Islande sauvage de Godland et ces Huit montagnes, dans lesquelles Felix Van Groeningen accompagné de son épouse Charlotte Vandermeersch adopte un ton plus romanesque (académique, diront les tristes sires) que dans ses opus précédents, rivés sur les classes populaires (La Merditude des choses, Belgica) et les drames intimes (Alabama Monroe, My Beautiful boy).
Les Huit Montagnes adapte un best-seller qui ne cache pas son exploitation de certaines recettes déjà éprouvées : le destin de deux amis d’enfance sur plusieurs décennies, de séparations en retrouvailles, autour d’un décor immuable, parfait paysage intérieur des tourments, des quêtes et de la sérénité de temps en temps conquise : la montagne. Certains éléments seront certes un peu surlignés, et le discours en filigrane (parcourir le monde pour trouver ce qui était à portée de main, les rapports au père, à la nature) n’est pas toujours transcendant d’originalité.
Mais l’essentiel est ailleurs. Sur un récit au long cours (près de 2h30), Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch cherchent surtout à trouver le rythme d’un décor trop vaste pour les individus qui l’arpentent. Le motif de la randonnée structure ainsi plusieurs passages décisifs, dans lesquels on peine à franchir un glacier, on s’éloigne pour voir à sa juste perspective l’endroit qu’occupe celui qu’on a laissé derrière, on observe le passage des nuages sur des cimes inaccessibles. Le parcours spatial matérialise celui du temps qui, irrémédiablement, accumule les ellipses comme autant d’occasions manquées. Et c’est là que se joue l’essentiel d’un film qui, loin de se contenter de la carte postale attendue, opte pour un étonnant format carré en 1.33 qui travaille encore cette question de l’étroitesse et du manque, comme pour acter les limites de perception des protagonistes. Le rythme des saisons, l’étendue des paysages, la verticalité associées à une musique elle aussi en contre-point (un folk sous influence US cher au couple, mais qui détonne dans ces paysages italiens) jouent d’associations presque saugrenues qui, loin de provoquer des dissonances, approfondissent une réflexion sur l’erreur de jugement et les fausses représentations. Car au-delà d’une morale assez convenue sur le rapport à l’autre et la nature comme reflet des tourments de l’âme, le récit creuse surtout la question de l’échec et des malentendus : celui, d’abord, d’un fugitif qui croit expérimenter la liberté de par le monde et prend conscience de passer à côté de l’essentiel, mais aussi, et surtout, de son antagoniste qui transforme l’ermitage, fantasme petit-bourgeois du XXème siècle, en solipsisme autodestructeur. La nature, loin d’être le déversoir étriqué du mélo, prend alors toute sa dimension, et rejoint la si juste formule de Camus sur la « tendre indifférence du monde ».
(7.5/10)