La réalité est parfois tellement horrible, atroce, incroyable, et l’être humain capable de telles horreurs indicibles, particulièrement en temps de guerre, qu’il suffit presque de la cueillir et de s’en inspirer pour écrire un scénario. Nul besoin d’imaginer des histoires, juste imaginer l’après. C’est ce qu’on fait deux jeunes scénaristes, Sabrina B.Karine et Alice Vial, de Philippe Maynial, qui leur a parlé de sa tante Madeleine Pauliac. Il ne l’a pas connue parce qu’elle est morte à la sortie de la seconde guerre mondiale, mais elle a laissé un journal de bord, dans lequel elle raconte l’histoire vécue dans un couvent par des sœurs polonaises, des Innocentes.
Spectateurs, ne fuyez surtout pas le film sous prétexte que vous lisez le mot « sœurs » ou le mot « couvent » ! Restez, promis, il ne sera aucunement question dans le film de prosélytisme ! Le contexte est certes primordial : la sortie de guerre et l’impact sur la vie des religieuses, violées dans leur couvent par des soldats de l’armée russe. Dans la vraie vie, la plupart ont été tuées, mais rassurez-vous, dans LES INNOCENTES rien n’est montré du drame, et la vision des horreurs nous est épargnée. Car ce qui intéresse Anne Fontaine, réalisatrice sensible de films aussi variés que La fille de Monaco, Perfect Mothers ou plus récemment Gemma Bovary, ce sont avant tout les relations humaines. Bien sûr, il est question de spiritualité, de foi et d’obscurantisme dans LES INNOCENTES, mais aussi de femmes, de féminité, du rapport au corps, de maternité, de doutes, de transgression, de tolérance et d’humanité. Le film narre la rencontre improbable entre Mathilde/Lou De Laâge, inspirée de la vie de Madeleine, et des Bénédictines. Opposées en tout elles vont, petit à petit, faire connaissance, s’apprivoiser, se faire confiance, ouvrir leurs cœurs, faire part de leurs doutes, s’apporter du réconfort.
La rencontre de ces deux types de vies est fascinante. D’un côté une jeune femme médecin communiste, athée, moderne, qui s’est affranchie de certaines contraintes dans un monde d’hommes, ayant un rapport plutôt décomplexé et joyeux avec son corps. Et de l’autre, des sœurs qui ont fait vœu de chasteté, épouses de Dieu, dans la contemplation, et qui se retrouvent malgré elles dans une situation inédite de trauma collectif.
Avec délicatesse, la réalisatrice nous dresse le portrait de toutes ces religieuses. Il est passionnant de suivre la façon dont chacune réagit à la situation et en apprend un peu plus sur elle-même. Leur parcours est émouvant, et c’est la force indéniable de la mise en scène poignante d’Anne Fontaine. Par touches subtiles, elle nous livre la personnalité des unes et des autres, sans parti pris. Nous sommes touchés par le regard de Sœur Maria/ Agata Buzek, la Maîtresse qui accompagne les jeunes novices enceintes dans leur calvaire. La réalisatrice filme leurs visages voilés en détresse, leur regard apeuré, les yeux rivés vers le ciel, cherchant désespérément une réponse divine face à cette épreuve. Certaines la trouveront, d’autres pas. Et parfois elle sera brutale, mais elle sera aussi joyeuse. Certaines seront dans le déni du corps qui grandit en elles, d’autres découvriront le sentiment de maternité avec surprise, d’autres encore ne le supporteront pas. Une sœur reste à jamais un être humain, et prendre le voile ne les absout pas de leurs émotions. Nous suivons les réactions de la Mère Supérieure/Agata Zulesza, dépassée par les événements, et agissant selon l’interprétation des principes de son Ordre.
Anne Fontaine s’attache bien évidemment au parcours et à la transformation personnelle de Mathilde, dépositaire du lourd secret des Bénédictines, qui prendra de grands risques pour les sauver et devra composer avec sa hiérarchie. Samuel/Vincent Macaigne, le médecin chef, vaguement amoureux de Mathilde, allège et éclaire le propos du film par son humour décalé et sa voix railleuse. Tous les deux jouent au chat et à la souris. Mais cela leur permet de supporter ce qu’ils voient et ce qu’ils font, car l’humour est souvent un bon antidépresseur en temps de guerre.
L’un des autres intérêts de LES INNOCENTES est de nous donner à voir la vie en communauté : ainsi l’organisation dans le couvent, le partage des tâches, mais aussi le respect de la hiérarchie, les enjeux de pouvoir et la remise en question de certaines décisions. Xavier Beauvois nous l’avait montrée dans Des Hommes et des Dieux, déjà filmé par la directrice de photographie Caroline Champetier, dont on retrouve ici la patte. Elle parvient à nous faire ressentir la neige, le froid, le silence ouaté et à filmer l’austérité, la grâce du blanc des voiles et des sœurs marchant dans le couvent, dont la vie est rythmée par les prières et les chants.
L’état dans lequel LES INNOCENTES nous maintient, jusqu’à une issue pleine d’espoir, est proche de la sidération, même si le rire nous surprend à un moment particulièrement tendu du film. Ce résultat est obtenu par l’interprétation et la grâce extraordinaires, aussi bien de Lou De Laâge (qui nous avait déjà époustouflée dans Respire de Mélanie Laurent, avec un rôle, certes, bien différent) que des actrices polonaises – dont Agata Buzek et Agata Zulesza (fabuleuse Wanda dans Ida de Pawel Pawlikowsi).
Les regards des actrices suggèrent les étapes du parcours des personnages et leurs émotions traversent les visages : la peur de la damnation, la honte, la colère, mais aussi l’amour et la joie, malgré tout. Quant à Vincent Macaigne, il sort un peu de ses rôles habituels tels ceux de Les deux amis de Louis Garrel et apporte une touche semi-décontractée, une forme de mélancolie et de désespérance nécessaires au rôle de Samuel.
LES INNOCENTES est un film magnifique et poignant qui nous a bouleversés à jamais !
D’ailleurs le public du Festival de Sundance ne s’y est pas trompé et l’a ovationné lors de sa sélection dans la catégorie Premieres en janvier dernier.
Critique de Sylvie-Noëlle pour Le Blog du Cinéma