Une belle fable naturaliste que nous propose ici Elio Petri. Une fable d'ailleurs très ambitieuse sur le plan philosophique (trop peut-être ?).
Disons que le récit de Petri est empreint de tout l'existentialisme sartrien d'un côté, et des théories de l'absurde de Camus et de Beckett de l'autre (sans oublier le parti-pris marxiste). Ca fait beaucoup, mais c'est plutôt bien traité, dans une tonalité vraiment naturaliste, presque balzacienne, qui est plutôt maîtrisée par Elio Petri.
En vérité, la grande question philosophique qui berce tout le film est une question eudémoniste. Si le bonheur est la finalité humaine, comment se fait-il qu'il soit si dur à trouver ? Cesare va donc essayer de trouver ce bonheur, en quittant le monde du travail. Car la hantise du monde du travail empêche de vivre, suscite l'angoisse et l'anxiété dans nos sociétés modernes. Cela rappelle beaucoup ce que peut proposer Ermanno Olmi dans son magnifique film Il Posto, sorti un an plus tôt. Sauf que Domenico a une vingtaine d'année, et entre dans la ronde. Ici, Cesare choisit d'en sortir.
En en sortant, profite-t-il plus de la vie pour autant ? Plus de temps, oui, il en a ! Plus de bonheur ? Pas forcément. Peut-on calculer ce bonheur ? Par ailleurs, la vie de Cesare sera hantée par cette crainte que nous avons tous en nous, quelque soit l'âge : celle de la mort. Une mort que l'on ne cesse de fuir selon Camus (cf Mythe de Sisyphe), et le travail comme l'oisiveté sont des fuites. "Vivre, c'est faire vivre l'absurde" disait Camus. Au fur et à mesure, Cesare fait vivre cet absurde ; son existentialisme tend à le mener vers une perte de sens. Et, comme Vladimir et Estragon dans la pièce grandiose de Beckett, *En attendant Godo*t, Cesare se met à attendre son Godot. Un Godot qui ne vient pas. Si la question est clairement eudémoniste, Petri n'y répond pas, et axe son analyse intellectuelle et sociale sur l'existentialisme sartrien justement, et surtout sur le marxisme.
Car, dans ce monde de l'oisiveté à la grecque, dans ce monde fantasmé, se pose un problème essentiel de nos sociétés : celui de l'argent. Et quand on a de véritables soucis d'argent, alors nous n'avons plus le temps de penser, plus le temps ni d'être malheureux, ni d'être heureux, car nous sommes aliénés. Si Petri se noie un peu dans une sorte de misérabilisme, il y a néanmoins beaucoup de vrai derrière cette pensée. D'ailleurs, Cesare le dit à un moment, quand il décide de reprendre son travail (et d'entrer une seconde fois dans la ronde) : "Le travail nous empêche de penser." J'ai un peu été déçu par le dénouement final ; disons que, dans une perspective camusienne, le suicide aurait été un choix plus judicieux que la reprise du travail. Du moins, c'est ce que j'aurais souhaité, pour pousser le concept de l'absurde jusqu'au bout. Mais Petri choisi, judicieusement également, la veine marxiste. Ah moins que Cesare, lui aussi, se mettrait à imaginer Sisyphe heureux ? J'ai trouvé la toute fin un peu prévisible également ; la boucle est bouclé, Cesare meurt comme cette personne du début. Mais à nouveau, il y a un propos très engagé derrière ; l'aliénation tend vers l'anonymat. Les travailleurs ne sont plus des individus, seulement des employés ayant des titres (ici, celui de plombier). Et on en revient aux magnifiques textes de Nietzsche, qui affirmait que l'égoïsme avait tué l'individualisme, notamment par la reconnaissance des titres et non des individus. Jamais l'individu n'a eu autant de mal à s'exprimer dans des sociétés où l'on est pourtant beaucoup plus obsédé par soi que par les autres.
Un beau film, aux propos très complexes, très philosophiques, et très ambitieux, qui fait se dialoguer la pensée camusienne et la pensée sartrienne avec la pensée marxiste. Je n'ai pas toujours été séduit, mais c'est une oeuvre intelligente, et qui pousse le spectateur à la réflexion, une réflexion sociale mais également eudémoniste. Faut-il penser pour être heureux ?