En 1931, Chaplin a bien conscience de ce qu’il représente pour le cinéma, et la séquence d’ouverture des Lumières de la Ville en atteste : il est un monument. Il est donc logique qu’il rivalise avec ceux que la ville érige à ses morts pour la patrie, en y insufflant la vie et l’inventivité dans un numéro ébouriffant où chaque élément de l’ensemble minéral est asservi à son comique.

Le deuxième enjeu est de taille : il s’agit de l’évolution de son art. Que deviendra l’icone du muet à l’ère du parlant ? Pied de nez habile, le discours des hommes politiques est restitué dans un babillement incompréhensible, dénonçant autant la vanité des dirigeants que la fatuité de la parole face à la chorégraphie de Charlot. Le son ne sera pas nié, pour peu qu’il alimente le comique, et Chaplin saura l’exploiter, qu’il avale un sifflet ou joue avec le gong du ring de boxe, ou qu’il accompagne de bruitages l’aspiration de spaghettis…

Les Lumières de la Ville, par rapport aux longs métrages précédents, n’a pas de sujet fort sur lequel viendrait se greffer une batterie d’effet, comme le cirque ou le froid de l’Alaska. Ici, tout passe par le regard poétique posé sur la banalité de l’urbain. Dès le départ, Charlot est en position de voyeur : de la femme en bronze dans la vitrine, puis de l’aveugle dans la rue et enfin à l’intérieur même de son appartement. Sauveur presque involontaire, il empêche les suicides et les expulsions, se sacrifie doublement dans une logique qu’on retrouve souvent chez Chaplin : celle du héros qui ne l’est que pour le spectateur, et qui reste un inconnu pour le compagnon devenu sobre ou la femme ayant recouvré la vue.

Cette quête de l’identité nouvelle du vagabond, déjà bien présente dans le cirque, fédère ici tout le récit : boxeur, millionnaire, Charlot joue sur tous les tableaux, et y excelle à chaque fois par sa maladresse et son sens de l’honneur. Si l’on peut reconnaitre un petit creux dans le centre du film, les soirées avinées étant un brin répétitives et alignant des gags certes efficaces, mais décrochés du récit principal, le splendide match de boxe, jeu d’esquive, chorégraphie burlesque à trois, l’arbitre devenant malgré lui un combattant, vient relancer l’attention.

Mais c’est évidemment le mélodrame qui vient hisser ces Lumières de la ville vers les cimes.
Alors qu’il bataille avec l’irruption du son dans son art, Chaplin fait du visuel le cœur même de son récit : la connaissance par le cœur du généreux et faux millionnaire, la reconnaissance par les yeux du vagabond. Alors qu’il avait fait l’aumône à cette fleuriste esseulée, l’inversion des rôles dans le final est d’autant plus émouvante qu’elle est la conséquence de son sacrifice. Après les pirouettes et les cabrioles, l’heure est venue d’ouvrir les yeux :
You can see now ?, demande-t-il.

Yes, I can see now, répond-elle.

Et leurs yeux brillent.

Et les nôtres aussi.

http://www.senscritique.com/liste/Cycle_Chaplin/780628

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le 20 févr. 2015

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Sergent_Pepper

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