Si on lui accorde l'acabit de "Berceau du cinéma", de "Pays du Festival de Cannes" ou encore de "Mecque du cinéma d'auteur", la France peut s'octroyer sans peine celui de "Pays de l'animation de science fiction".
De La planète sauvage à Interstella 5555, de Gandahar aux récents Mars express et Avril et le monde truqué, notre pays regorge d'œuvres grandiloquentes de justesse, de talent et de particularités.
Les maîtres du temps s'inscrit dans cette lignée d'œuvres maîtresses.
Bijou de science-fiction, le film nous offre un voyage aux confins de la galaxie où nous parcourons la faune et les paysages des exo-terres et autres mondes océaniques.
L'animation est simple, voire simpliste, avec des séquences dont on se dit qu'elles pourraient mériter quelques retouches (notamment concernant les mouvements des personnages parfois saccadés, ou le teint des visages mi-verdâtre mi-beige). Mais c'est cet aspect même qui permet à l'œuvre d'amplifier son propos (j'y reviendrai) et sa poésie précieuse en offrant des peintures originales de la vie spatiale endoplanétaire et du sentiment de vide cosmique (grand classique des films de SF, ici rythmé par de magnifiques plans du vaisseau passant ou stationnant devant un astre, une étoile ou le néant).
Vladimir Cosma excelle, comme à son habitude, dans la création d'un univers sonore singulier, ici atmosphérique et onirique. Les sonorités aussi bien orchestrales qu'électroniques (utilisation d'un synthétiseur je suppose) projettent le spectateur dans le périple fabuleux du vaisseau Double Triangle 22 et caractérisent aussi la surface des planètes (Gamma 10 et Perdide) à travers les catenas, lacs, océans et autres undaes que nous survolons.
Les scènes de chant dans le métrage, interprétées par Yves-Marie Maurin et Monique Thierry, constituent des moments d'une rare finesse. Si ce n'est grâce à la voix enjouée et rieuse de l'un ou celle mélodieuse et angélique de l'autre, la pureté de leurs chansons est surtout amplifiée par la solitude que nous partageons avec l'attachant personnage de Piel, jeune garçon à la chevelure argentée et à la voix enfantine (mais pas ridicule contrairement à celles souvent forcées des doubleurs qui cherchent par tous les moyens à rendre leurs personnages uniques).
Les maîtres du temps est un voyage introspectif. L'œuvre remet sans cesse en question notre nature par l'intermédiaire de Jad et Yula, de petits êtres extraterrestres tout juste nés, possédant le pouvoir télépathique. Que ce soit par le pillage de richesses, la déliquescence des principautés (donc l'instabilité du pouvoir), le rapport à l'ivresse et à la débauche, l'esprit humain, naturellement impur et souillé, ou encore l'uniformisation des individus, les deux personnages inaltérés et véritables que sont Jad et Yula s'interrogent sans cesse sur l'ambivalence de notre race, nous qui donnons un sens à la vie seulement si elle est radicale, excessive ou idéale.
Je pense encore à cette scène puissante du discours d'un des sbires de la Chose avec sa voix criante et autoritaire mortifiant les groupes (pour ne pas dire nations et peuples) hétéroclites, nous rappelant avec effroi des périodes sombres de notre Histoire.
Une fois encore, la différence s'est introduite sur Gamma 10. Une fois encore, la cérémonie doit avoir lieu. Une fois encore, la différence doit être abolie et l'unité restaurée. Bonheur, bonheur, bonheur sur eux, bonheur sur nous, bonheur, bonheur... Unité ! Unité !
La cérémonie est commencée. Dans quelques instants, ces malheureux individus vont perdre leur individualité. Ils seront nous ! Nous serons eux ! Tout sera unité !
Les maîtres du temps est un merveilleux film de structure qui arpente avec brio les rapports sociaux, l'architecture spatiale ou encore la charpente de l'horizon cosmologique. René Laloux signe ici un film d'animation exquis qui incorpore honorablement le genre de la Science Fiction aussi bien en prenant exemple de ses prédécesseurs qu'en inspirant ses successeurs.