Lâcheté et mensonges
Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...
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le 29 nov. 2019
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Les films coup de poing et politique, Il y en a eu cette année : Joker et Parasite en tête. Les Misérables ne déroge pas cette tendance. Exit les bas fonds de Manhattan ou de Séoul et bienvenue à Montfermeil, dans une cité délabrée.
L’auberge des Thénardier - à Montfermeil dans le livre de Hugo - a été remplacée par le kebab, tenu par un ex délinquant reconverti en imam. Les enfants sont tous des Azelma, des Éponine et des Gavroche. Mais il n’y a point ici de l’innocence de Cosette, de la naïveté de Fantine, de la bonté de Valjean. Point aussi de la droiture de Javert, remplacé par des baqueux aussi cruels que lui mais aussi troubles et corrompus que la bande des Potron Minet. Ladj Ly a expurgé tout espoir de la fable. Il est dans l’ère du temps, cynique et désabusé. Les gens se haïssent et se haïssent sincèrement. Les histoires de rémission des pêchés, d'absolution des âmes, morale chrétienne et chère à Victor Hugo, sont très loin, très loin de cette cité.
La cité vit par la peur : celle des frères musulmans ou de religieux rigoristes qui distillent une moralité en rappelant les enfants à leurs devoirs envers Allah, celle de la police qui fait régner la loi. Elle s’appuie sur les bandes et les trafics, sur les petits arrangements collectifs, les mafieux et même les médiateurs et services de la mairie. C’est tout un petit monde qui vit dans un équilibre fragile : équilibre de la terreur. Même le service public ici est dérogatoire, pas aux normes, pas déontologique.
Les femmes sont effacées. Le monde présenté ici est celui d'hommes, de garçons même pour la majorité. Les femmes, sauf quelques gamines, vivent recluses dans les immeubles et on voit même une fillette en voile intégrale. Ladj Ly n'épargne personne. Il pointe les vicissitudes de notre société sans complaisance et dépeint un environnement violent où le rire des enfants peut basculer en quelques minutes dans l'horreur. On pourrait presque rire parfois de certaines répliques ou situations : les personnages se chambrent, certains font des réflexions amusantes mais on a pas envie de rire parce qu'on sent une tension qui se dégage de l'ensemble, une sorte de montée paroxystique, inexorable, vers la violence la plus brutale.
Ce portait de la banlieue est nuancé, Ladj Ly ne manque pas de montrer l'humanité et l'ambivalence de la BAC : eux aussi sont des pères, des fils, des gens ordinaires. Ils sont esseulés, en première ligne, impuissants. Leur seul moyen de pression c'est leur arme. Rien ne rentre dans les procédures, il faut toujours pousser la confrontation plus loin pour tenir. Chacun son rôle, son rang. La banlieue est un système. Un système que l'Etat ne comprend pas et qui vit hors de lui.
Un jour, ils commettent une bavure, énorme. Ils tirent à bout portant un flash ball sur un môme. Un môme un peu rêveur, un peu inconscient qui a cru bon de voler un lionceau aux gitans d'a côté qui ont installé leur cirque. Ce vol, pas bien méchant, enflamme toute la cité puisque les gitans menacent de tout venir détruire et conduit jusqu'à là, au pire. Les policiers craquent, oublient leur propre déontologie. Stéphane (Damien Bonnard, excellent), nouvellement arrivé dans la brigade, est incapable de réagir. C'est l'engrenage qui ne pourra conduire qu'à toujours plus de violence. Chaque acteur de la cité va sortir de sa tanière suite à ce drame : quelques garçons vont tenter de calmer le jeu, les médiateurs aussi, les mafieux, les religieux des environs s'en mêlent. Cela ne pouvait que mener au pire.
Le film montre aussi l'écart entre tous les travaux de l'Etat : tramways, nouvelles résidences et les vieilles tours et barres HLM qui croupissent, le double visage, l'ambivalence. Le quartier parfait en transformation permanente sans jamais parvenir à la stabilité et au confort. On sent que les scénaristes vivent ce qu'ils racontent : il y a fourmillement de petits détails sur la vie quotidienne des banlieues qui ne trompent pas : les médiateurs qui portent les courses, les ascenseurs en panne, les kebab et le blanchiment en arrière boutique, les femmes qui cotisent et font des prêts sans crédits à leurs voisines, la boite de nuit/bar à chicha de mafieux, les gitans et leur cirque ambulant. Tout est vrai, jusqu'aux acteurs qui en sont presque à jouer leurs propres rôles (sauf le trio de policiers, très bien interprété).
La mise en scène est élégante : des plans obtenus par des drones filment les grands ensembles avec noblesse, contrastant avec le grand plan introductif sur les Champs Élysées. La caméra est dynamique, bouge, s'insinue dans les petits couloirs des immeubles et fait autant sentir une intimité qu'un malaise. J'ai été remué. Je connais un peu la banlieue, mais sans jamais avoir éprouvé à ce point la misère. Je la subodorais, on me l'a mis sous les yeux.
Ce film est d'utilité publique. Il montre la réalité, celle que certains ne veulent ou ne peuvent pas voir. Il montre le réel dans toute sa complexité où il n'y a pas de méchants, pas de gentils, juste des êtres humains. Pas de mauvais hommes, pas de mauvaise graines, juste de mauvais cultivateurs comme le rappelle cette citation de Victor Hugo à la fin du film. Mais y a la haine, celle déjà explorée par le film du même nom de Mathieu Kassovitz. Ladj Ly s'inscrit dans l'héritage de ce film, réactualise la thématique de la banlieue, ce paysage trop absent du cinéma et des arts français. Il filme des gens, des situations qu'on ne voit pas. On se demande si La Haine a servi à quelque chose car rien ne semble avoir changé. "Vous n'empêcherez pas la colère" profère un des protagonistes du film en s'adressant aux policiers de la BAC. En voyant un tel film certains pourraient se révolter de colère contre l'Etat et les institutions.
Ce n'est certainement pas un film contre la République, c'est à l'inverse un film républicain. Les scènes de liesse du début, célébrant la victoire à la Coupe du Monde montrent que nous sommes tous les mêmes, des mômes adulant M'Bappé. La fin, terrible, instaure un statut quo par la violence : un garçon, Issa, tient un cocktail molotov, prêt à le lancer sur la BAC, tandis qu'un policier le met en joug avec son arme de service. J'ai beaucoup pensé à la scène des barricades dans Hugo et d'ailleurs il y a la même symbolique : la force armée de l'Etat, les insurgés, les jets de projectile, la fumée, le feu, et les pauvres enfants. Cette vision, heureusement non advenue sert d'avertissement au spectateur : si cela continue, c'est ce qui nous attend, la triste reproduction de ce que déjà Victor Hugo dénonçait dans son immense roman. A Montfermeil, Ladj Ly est venu ressusciter les paroles du grand écrivain.
Pour pasticher Victor Hugo : "tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère, des films de la nature de celui-ci ne pourront pas être inutiles."
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le 14 janv. 2020
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