Pas de perspective sans point de fuite.

À propos des lauréats ex-æquo du Prix du jury (Cannes 2019), par le prisme du festival de la Rochelle.


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      Le festival de La Rochelle (juin) 2019, c’était une diagonale impromptue traversant le XXe siècle, un tracé géographique passant par Victor Sjöström (la Suède puis les États-Unis, au temps du Muet), Arthur Penn (Hollywood, de l’âge d’or au renouvellement des ‘70s) et Elia Suleiman (filmant le Jérusalem intermédiaire, chez les Palestiniens d’Israël ; et passant récemment par Paris et New-York). Un mélange bien hétérogène à l’évidence. Pourtant, à mesure, les films s’étaient mis à communiquer, des choses vues dans l’un trouvaient écho dans l’autre.
C’est dans cet état d’esprit (la vision d’un film au prisme des autres) qu’une amie et moi faisions la queue pour découvrir *Les Misérables*. Comme par devoir, nous émergions des cinémas du passé pour venir prendre des nouvelles du pays, curieux de découvrir cette vue, fraîche, d’une cité de banlieue, et d’entendre l’équipe du film après la projection. L’avant-première faisait partie de la sélection des films contemporains, « Ici et ailleurs », du nom de ce geste auto-critique de Godard et Miéville (1974) qui, par allers-retours entre France et Palestine, s’efforçait de remettre en perspective des images que le cinéaste avait tournées, de les décomposer pour en relever les manipulations, afin de se rafraîchir le regard : « *Apprendre à voir ici pour entendre ailleurs* » scandait le film.
Cela rejoint peut-être ce qui m’amène au cinéma, *a fortiori* aux films politiques, et me fait souscrire aux limitations physiques d’une séance en salle obscure : j’attends de l’écran qu’il dégage une perspective. Une perspective sur l’existence, sur notre monde, sur ma vie, qui soit inventive et nouvelle – fraîche, j’attends d’être rafraîchi.
La grande salle de La Rochelle était comble, il avait fallu s’asseoir au premier rang, et ce besoin de perspective était d’autant plus fort que mes yeux devaient accommoder à peu de distance, et que, dans mon dos, quelque chose exerçait une sorte de poussée (une masse de corps, le public). Malheureusement, *Les Misérables* ne devaient pas me laisser bien frais. Et ce qui n’aurait été qu’une déception s’est mis à gonfler en énervement. C’est de voir la salle l’acclamer à tout rompre, ce film qui ne nous inspirait rien moins qu’applaudir, qui me procura presque de l’indignation. Le manque de perspective ne représentait pas seulement cette cité faiblement. Il me semblait que la manière d’écrire et la mise en scène « immersive » corrompaient la représentation – devenue contre-productive. Il faut vous préciser ce sentiment.

Refaisons le tableau : le décor est une cité de Montfermeil, en Seine-Saint-Denis. Stéphane (Damien Bonnard) débute à la BAC (Brigade Anti-Criminalité). Pour son premier jour, Chris et Gwada l’embarquent en patrouille, à travers cette cité qu’ils connaissent par cœur – depuis dix années qu’ils *sont* la BAC. Tout juste débarqué de Cherbourg, Stéphane découvre, d’un œil sceptique, leurs contrôles à la dure – mais « facétieux » – ainsi que l’ordonnancement du quartier. Une véritable société d’ordres : le gang de « Lemaire » est protecteur des jeunes ; tout comme le cercle d’un ex-trafiquant reconverti en sage musulman, veillant aux bonnes mœurs ; ainsi que la BAC, la force de l’ordre donc. Il faut y ajouter la présence éphémère de gitans irascibles, tenant un cirque ; sans oublier les enfants (ou « les microbes ») qui représentent les sujets de ces ordres.
Un équilibre (précaire) se dévoile, à l’œuvre depuis dix ans(1). Mais, puisque c’est un drame social, un déclencheur va intervenir, déstabiliser cet ensemble, ce château de cartes lentement installé pendant une demi-heure. C’est un lionceau, volé aux gitans irascibles par un gamin récidiviste, qui va enflammer la situation.
Parce que les gitans menacent de déchaîner leur courroux, il revient à la BAC de récupérer le lionceau, dans les plus brefs délais. Elle enquête un peu et retrouve la piste du voleur, mais ses copains le défendent : plus nombreux, ils acculent les flics. La horde d’enfants submerge le trio, qui panique : Gwada perd son sang-froid et fait feu – au Flash-Ball. Une détonation claque, sourde ; plus loin, l’enfant qu’on avait retrouvé (et menotté) gît sur un lit de sacs poubelles. C’est une bavure, éclatante. Silence de plomb ; puis quelque chose se fait entendre, ça vient des airs : c’est un drone, il a tout filmé ! À partir d’ici s’ouvre la seconde partie du film, la traque du pilote de drone, détenteur d’une vidéo on ne peut plus compromettante. Néanmoins, celle-ci sera vite interceptée, et l’affaire réglée à l’issue d’un conseil improvisé entre les ordres.
En apparence toutefois. « *La violence du lion en cage surgira inexorablement* » avait prophétisé le sage musulman. Si le trio de la BAC pense avoir rétabli le cours normal des choses, il se tient quand même sur ses gardes – à raison : il va tomber dans un guet-apens.
Car survient la *vendetta* des enfants, spectaculaire : les policiers se retrouvent piégés dans une cage d’escalier, lapidés de projectiles, à la merci des enfants. Spirale fatale qui aboutit au plan final : l’enfant victime de la bavure apparaît, en surplomb du trio, brandissant un cocktail Molotov. Il va les brûler vifs, comme des rats. Mais Stéphane le met en joue avec son arme de service, en le sommant, le suppliant d’arrêter, quand soudain… un effet d’iris assombrit le plan, jusqu’à former un cercle autour de la figure du garçon (tuméfiée par le Flash-Ball), qui elle-même fond au noir. Citation de Victor Hugo. Générique.

Sur cette dérobade finale, je reviendrai. Il faut d’abord discuter la « *redoutable efficacité narrative* » du film, pour laquelle s’enthousiasme Stéphane Delorme dans son dithyrambe des Cahiers. Ce qu’il érige comme une « *vertu* » me semble désigner très justement le problème : « *La première vertu est descriptive, et pédagogique.* […] *Une grand partie du film sert à nous montrer l’organisation de la cité* […] » (2). Si ce parti-pris fonctionnel a le mérite de « [ne pas organiser] *le conflit entre jeunes et policiers,* [mais analyser] *une cité, une organisation au sens politique, qui fonctionne malgré tout* », c’est peut-être au détriment des observations qui sont à la source du film. Dans l’entretien qu’il lui accorde (3), Ladj Ly explique comme le scénario est tiré de choses vues ou vécues : Le Maire, le sage, les gitans, le garçon qui filme, même le vol du lionceau, tout cela est véridique. Mais dans le film, toutes ces choses ne font que concorder au drame – une fois atteint celui-ci, on s’aperçoit qu’elles n’en étaient que les rouages. Et je pense que cette « économie » les vide de leur substance.
Il suffit pour s’en convaincre d’examiner le traitement réservé à Buzz. C’est *le gamin au drone*, ainsi que nous l’indique le montage, juxtaposant [plan sur Buzz pilotant] et [point de vue subjectif du drone] par exemple, sans rien nous montrer davantage. Que voit-on, sinon qu’il est en mesure de capter *quelque chose* (la bavure) ?
Si l’on s’intéresse un peu à ses émois, ce n’est que parce c’est utile. On le voit espionner avec son drone des filles se déshabillant à leur fenêtre, puis se faire gauler par elles, parce que cela transmet une information : ce qu’enregistre son drone est sensible et convoité. *Sensible* parce que les adolescentes furieuses le menacent, *convoité* parce qu’elles lui extorquent la vidéo compromettante d’une ennemie. Dès que c’en est fait, elles disparaissent définitivement, aussi soudainement qu’elles étaient apparues, tandis que la caméra passe à autre chose, abandonnant Buzz aussitôt. Alors ce que c’est, vraiment, que d’être adolescent, ici, maintenant, cela on n’en saura guère plus.
Non seulement vidé de sa substance romanesque, ce personnage est siphonné politiquement. Il y a de quoi s’étonner en apprenant que Buzz est écrit à l’image de Ladj Ly, lui qui portait toujours une caméra prête à filmer les interventions de la police, telle une arme défensive – jusqu’à enregistrer une véritable bavure (4). Dans *Les Misérables*, plus aucune trace de ce « *cop-watching* » : Buzz mate les filles, et tombe sur la bavure *par hasard* (!) Mais pourquoi diable avoir évacué la dimension combattante de cette caméra ?!
Le prisme rochelais permet de voir combien c’est malheureux, il faut mesurer l’écart avec les compositions qu’Elia Suleiman fait des choses vues. Sa matière première détermine ses films, dont l’esthétique s’est formée d’après *l’expérience d’être témoin*.
Dans *Intervention divine* (2002) lui aussi met en scène les tensions d’un quartier, de sa rue. Y vivent, comme lui, des membres de la minorité arabe en Israël, dans Nazareth (absorbée par Israël en 1948). Cette situation inhabitable génère des tensions au sein de la communauté – c’est la première partie du film, une succession de scénettes montrant, entre autres, comment des voisins se tirent dans les pattes, par des actes petits (crever le ballon d’un gamin, saboter un morceau de route, balancer ses poubelles chez le voisin, etc.). Autant d’observations que Suleiman a faites lui-même (ou presque), et qu’il lie pour former l’image d’une population qui, ankylosée par des années d’occupation, s’est réduite en panier de crabes – le film nous le fait ressentir par sa structure en boucles, qui fait du surplace.
Et ça ne s’arrête pas là : la seconde partie se rend là où est le problème, elle stationne au niveau d’un *checkpoint* de Jérusalem. On assiste aux abus des gardes-frontières (menaces, jeux malsains), à ce que la frontière sépare (un couple qui se retrouve sur un parking, pour faire l’amour clandestinement par les mains), à ce qu’on rêve de franchir cette frontière (par le seul souffle de la beauté d’une femme palestinienne, ou grâce à l’appui d’un ballon à l’effigie d’Arafat – l’illustre leader palestinien), etc. Les observations d’Elia Suleiman se mêlent à ses fantasmes, et aboutissent en déchaînements de violence, inoubliables (ce noyau d’abricot plus fort qu’un tank ; cette ninja palestinienne assénant une correction à une brochette de mercenaires israéliens). Mais ce ne sont encore que fantasmes : ces fictions réjouissantes témoignent surtout de ce qui boue en lui ; en tout Palestinien. Par ce travail individuel, en se sondant lui-même le plus sincèrement possible, Elia Suleiman parvient à sonder la situation dont il est le produit, et exprimer une foule de sentiments nationaux.
J’ai l’impression que là n’a pas été le projet des scénaristes des *Misérables*. Leur ambition tendrait plutôt vers une certaine tendance du drame social. En atteste le titre grandiloquent, ou l’ouverture patriote sur les drapeaux de la coupe du monde, ou même la fable du lion  : de toute évidence, on s’est voulu allégorique. Et si cette ambition les avait conduit à subordonner toutes les choses vues à la structure tragique ? Créant comme un déficit de sincérité là où, pourtant, tout était véridique… Mais donnant surtout au film la forme d’une série d’engrenage, qui s’emboîtent dans une direction irrévocable, le fatum. C’est « *le danger du drame social* » que de « [livrer] *des constats implacables, certains films décourageant l’action par cette implacabilité même. Classe pauvre solidaire et système social implacablement inhumain, la découpe de Moi, Daniel Blake est si nette qu'elle semble définitive, et inspire le sentiment que le désastre n'est plus amendable. Peut-on parler de drame social là où tout semble fatal ?* » (5)

Dans *Les Misérables*, c’est également un parti-pris qui favorise le fatalisme : celui de suivre la BAC. L’effort d’empathie est pourtant louable, déjouant les attentes. On se sera efforcé d’instaurer une distance avec le regard de Stéphane, le bleu. Mais tout tourne tant et si bien autour de ces trois flics que le film en devient contre-productif ! À tant coller aux basques de la BAC, sans pas de côté suffisant, on prend le parti de la BAC. On me rétorquera qu’il revient à notre « jugement moral » de creuser la distance d’avec leurs actes ; mais je répondrai que cela ne suffit pas, et qu’au contraire même, le montage nous invite si bien dans le crâne des flics que leur bavure apparaît, sur le moment, indispensable.
Qu’on m’explique la mise en scène de cette bavure, autrement que par un désir d’immersion simplet ! À l’image : c’est le tumulte, la panique dans le regard des policiers ; ces hordes d’enfants qui fondent sur eux. Au son : ce sont les hurlements de gosses, encerclant, insupportables. Et soudain, un tir de Flash-Ball nous offre le silence. Les enfants déguerpissent enfin… Et l’on découvre, aussi éberlué que Gwada (le flic qui a fait feu), le corps du gamin, dont on ne voit que le dos – il est soigneusement posé sur le ventre, presque hors-champ. Oups !
Il prêterait presque à rire de voir, plus tard, Stéphane reprocher à Gwada d’essayer de se dédouaner en rejetant la faute sur les enfants – il argue que tous ces cris lui ont fait « péter un câble ». C’est ironique car la mise en scène s’est, justement, évertuée à nous faire entendre à quel point ces cris rendaient fou !
Il y a certes la volonté de montrer que le flic commettant la bavure est aussi une victime de la situation ; mais il ne l’est pas au même titre que l’enfant qui s’est fait abattre ! La caméra devrait se positionner pour le faire voir ! Non pour faire passer les problèmes du policier pour une priorité ! … La caméra le devrait car Stéphane le dit bien : une gâchette de Flash-Ball, ça ne s’actionne pas avec un doigt qui dérape. Alors pourquoi la mise en scène s’est-elle abstenue de le montrer ? Pourquoi n’a-t-elle pas instillé, par l’image, cette ambiguïté ?
Parce qu’elle s’est pré-occupée, en priorité, de la réaction des policiers. Elle s’est demandée quelle solution ils pourraient bien trouver vis-à-vis de ce corps, de cet encombrant. Elle s’est intéressée à la bavure en tant que fait divers, avec les impératifs d’un fait divers (il faut cacher le corps, il faut étouffer l’affaire).
Mais elle ne s’est pas intéressée à la bavure en tant qu’événement cinématographique : qu’est-ce qu’une bavure fait à un corps ? Le corps de l’enfant est à peine cadré ; rejeté dans le hors-champ, il l’est pourtant par le souffle d’un Flash-Ball. Mais ces deux éléments se trouvent isolés en leur plan, le tir se faisant dans la coupe. Ainsi ne voit-on pas vraiment *l’effet que produit un tir de Flash-Ball sur un corps* ; or, n’aurait-on pas besoin, *a fortiori* ces temps-ci, de voir plein cadre cette image-là ? Elle qui hante, lorsqu’on entend « *Encore une main arrachée !* » à la radio, mais qui pourtant manque. Renvoyons à cette séquence l’un des préceptes d’André Bazin : *montage interdit* !
Au moins voit-on frontalement le visage tuméfié de l’enfant, dans les bras de Stéphane – et encore, on le voit *cajolé par un flic*… Encore *par* les flics ! Ainsi n’est-elle pas traitée pour elle-même, cette bavure, mais en tant qu’elle ponctue le parcours du trio central. Et voilà comment la mise en scène ne s’est pas vraiment intéressée à la bavure en tant qu’événement politique non plus.
Cette bavure, par sa gravité, n’aurait-elle pas mérité une place encore plus centrale – comme l’ouverture du film, par exemple ? Telle qu’elle est placée, au milieu du film, elle amène à se focaliser sur les problèmes singuliers des policiers, en passant à côté de problématiques plus larges, il me semble.

Cela nous amène à la séquence finale, celle de l’insurrection des enfants. N’aurait-elle pas mérité d’inaugurer le film elle aussi ? Quand même, quel événement de fiction ! Il y avait tant à déployer à partir d’une telle situation – en assistant davantage au soulèvement des enfants, n’aurait-on pas saisi d’un coup toute l’oppression que le film se fait long à dépeindre ? Cela n’aurait-il pas poussé la police dans ses retranchements (que faire contre des enfants ?), tout comme les médias (qu’en penser ?), ainsi que les ordres (s’agit-il là d’un nouvel ordre avec lequel composer ?) ; le tout faisant saillir ce qui n’est qu’en germe aujourd’hui ?
Dans *Bacurau*, l’insurrection est le pivot central. La fiction s’y achemine pour ensuite se déployer à partir de lui. Il s’agit du western hybride avec lequel *Les Misérables* a partagé son Prix du jury ex æquo, lors du dernier festival de Cannes. Kleber Mendoça-Filho, co-réalisateur, relatait la genèse du film lors de sa présentation au festival de La Rochelle. L’idée leur est venue, à Juliano Dornelles et lui, en visionnant un documentaire sur des habitants du Nordeste brésilien. Considérant la manière dont les documentaristes les sous-estimaient, à travers leur regard fait d’*a priori*, ils ont pensé : « *Et si les gens donnaient soudain les réponses que les documentaristes sont persuadés qu’ils ne détiennent pas ? Et si les gens se révoltaient contre eux ? Et s’ils tuaient l’équipe de tournage ?* ». De ce « *si magique* » est né *Bacurau*.
Cela perce dans *Les Misérables* pourtant, mais s’arrête au seuil. Oui, quelque chose se passe du côté des adolescents, à partir de la scène d’un contrôle de la BAC, qui témoigne de l’insubordination des gamins incessamment contrôlés – la désobéissance civile pointe chez un garçon aux boucles dorées. Mais, là encore, la scène est placée utilement, dans le but de faire monter la tension, afin que ce soit la situation qui amène la BAC à commettre une bavure.
Heureusement, ce bouillonnement reviendra en boomerang, à travers la *vendetta* des enfants ; mais se trouvera escamoté. Pourquoi donc interrompre le film alors que la fiction prenait tout juste son ampleur ? Il me semble que *Les Misérables*, étant l’extension d’un court-métrage éponyme, s’est retrouvé piégé par le cadre de son géniteur, dont les quinze minutes forçaient au resserrement sur le trio principal. Pour une raison qui m’échappe, le cinéaste n’aura pas su profiter de l’extension de durée. Au lieu de servir de rampe de lancement, on dirait que le court-métrage a lesté le film de sa structure. Ce dernier n’aura su que l’étendre, l’agrémenter, reprenant ses dialogues par morceaux entiers. Il ne fait même qu’étaler ce que contenait le dernier plan du court-métrage, à savoir le policier Chris braquant des gamins avec un Flash-Ball, à l’issue d’une partie de « 007 » ; blague d’un humour bien noir, qui disait les abus masqués sous la facétie, tout en montrant que les rapports, même complices, seront toujours corrompus par les armes. C’était net et synthétique.
Oui, il semble que le long-métrage n’ait pas su larguer son trio. Voilà ce qui lui aurait permis d’élargir son horizon (comme l’a démontré cette lignée des films qui rebattent les cartes, supprimant soudainement un vecteur trop puissant de l’intrigue, pour ouvrir un horizon à recomposer – de *Psychose* aux premières saisons de *Game of thrones*) ! Sans doute avait-il quelque scrupule à se séparer de ses trois acteurs – certes, ils sont très bons…
Dommage : dans ce bras d’adolescent prêt à lancer un cocktail Molotov sur trois membres de la BAC, il y avait là un foyer de fiction, la possibilité d’un brûlot – qui, à coup sûr, aurait engagé le public à tourner sept fois le poignet avant d’applaudir à tout rompre. Mais une iris intervient pour dérober cette image…
À qui la faute ? Accusons le lest de la convenance : car ce qui préside à ce dérobement est, selon moi, dû à ce qu’il aura paru inconvenant de résoudre un tel duel – que l’enfant brûle les flics ; que le flic abatte l’enfant. Ce qui paraît fort étrange si l’on songe qu’il n’aura pas été inconvenant de faire abattre un enfant par un Flash-Ball, puis de montrer ce même enfant tenu devant un lion, s’urinant dessus d’effroi – faut-il en conclure qu’il est plus aisé de filmer les maltraitances d’un enfant, que d’en affronter les conséquences ? Quitter la fiction par cette iris – ce trou de souris – n’est-ce pas retirer à ce gamin le choix de se venger ou de ne pas le faire ? Alors qu’elle l’a bien « chauffé », pourrait-on dire, le malmenant jusqu’à ce qu’il se rebelle contre l’ordre implacable des « grands », on dirait que la caméra réalise soudain ce qu’elle vient de faire, prend peur, et saute par-dessus bord !
Globalement, je crois que si les scènes ne décollent pas, c’est qu’elles sont lestées de vraisemblance – on les aura voulues « réalistes », selon une conception pauvre du réalisme. Cette confusion entre vraisemblance et réalisme est combattue par Truffaut, qui écrivait au sujet de Hitchcock : « *Mais où le ‘ maître du suspense ‘ rejoint le réalisme, c’est dans la réalité, l’exactitude et la justesse des effets à l’intérieur de scènes invraisemblables.* » (6)
Mais là où je ne vois qu’un dérobement, il y a peut-être aussi un choix. Sans doute s’est-on refusé à résoudre la situation afin de souligner comment l’enfant et le policier sont dans le même panier – par juxtaposition avec la citation de Hugo (« *Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs.* ») C’est ce que soutient Stéphane Delorme dans les *Cahiers*, qui écrit : « *La conclusion des Misérables montre l’émeute, mais suspend le geste. Ladj Ly y croit encore. La balle est dans le camp du pouvoir politique. Le pouvoir doit voir, et peut voir, que c’est un avertissement, donc encore une main tendue.* » (7) C’est une certaine conception du film politique… À mes yeux, cela ne peut pas suffire : mettre la balle dans le camp du politique, n’est-ce pas simplement quitter le terrain du cinéma ?
Cela suffit-il d’accuser les « *mauvais cultivateurs* » si on ne les a pas même montrés ? L’accusation me paraît abstraite. C’est une évocation à vrai dire – elle tient dans la juxtaposition entre l’effet d’iris et le carton avec la citation –, assez volatile, comme le fondu au noir, désincarnée.
Et en agissant ainsi, le film actuel ne se contente-t-il pas que de produire un constat ? Si tel est bien le cas, nul besoin d’en débattre entre nous – de toute façon, « *la balle est dans le camp du pouvoir politique* » ! Mince, mais comment le pouvoir pourrait-il s’apercevoir qu’il y a là un avertissement, si on ne fait qu’applaudir le film sur les plateaux et se réjouir de sa simple existence ? Ce que les échanges qu’on entend sont consensuels (8) !
Si Stéphane Delorme interprète dans cette « *fermeture à l’iris indécidable* » l’hésitation du cinéastes entre deux hypothèse (« *il y en a assez, il y a bien un moment où il faut que cela cesse / laissons encore une chance, nous ne voulons pas de la violence* »), je pense au contraire qu’un trou, qu’une absence de « montré », ne mérite pas tant d’interprétations – sinon, on peut dire comme Alexis Manenti (co-scénariste du film) que Gwada « *a peut-être tiré contre l’enfant parce qu’il voudrait le faire contre les adultes, ou bien* [qu’] *il l’a fait contre lui-même, contre sa vie, cet endroit* » (10) (!) Non, un film politique ne peut pas s’arrêter au seuil de sa propre fiction en appelant les politiques à agir pour que celle-ci n’advienne pas. Il faut tout montrer, voire trop montrer, sinon ce serait comme si Orwell s’était arrêté juste avant la prise d’une décision politique en faveur de la surveillance généralisée, en nous laissant seulement craindre la suite, non ?
Bref, ce dérobement final est bien malheureux. Dans cet intervalle (figuré par un escalier), qui sépare l’adolescent (devenu dominant) de la police (à sa merci), j’ai le sentiment qu’il pointait autre chose, peut-être cet Ailleurs propre à des films politiques qui creusent dans les situations impossibles – les films politiques modernes.
Un article sur la conception du cinéma politique moderne selon Gilles Deleuze (11), dont je vais reprendre les propos, évoque cet Ailleurs vers quoi Les Misérables aurait pu aller. Jean-Christophe Goddard, l’auteur, s’attarde sur le cinéma du brésilien Glauber Rocha, duquel Deleuze tire sa conception.
Rocha met en scène des personnages de bandits nomades, évoluant dans le Sertão, territoire immense et lisse du Nordeste brésilien. L’État ne peut l’administrer tant il est incommensurable, semi-aride, bref, hostile à toute délimitation. Ces bandits nomades, faisant acte d’une violence impartiale, peuvent s’en prendre autant aux agents de l’État qu’aux rebelles. Ainsi, ils se placent hors de l’opposition binaire état/rebelles ; par là ils se font indépendants de ces luttes, parce qu’elles ont été déclenchées par l’État lui-même (et rentrent dans la logique du rapport de force qu’il a engagé). Ce que soutient Deleuze, selon Jean-Christophe Goddard, c’est que le véritable clivage ne se situe pas dans ces oppositions binaires (comme : prolétaires/bourgeois), qui toutes font partie d’un même ordre – quand bien même un côté veuille renverser l’autre, ce qui revient à former un nouvel ordre. Au-delà, le clivage oppose l’ordre à ce qui n’y appartient pas.
Ici, je me permettrais d’évoquer un autre film projeté à La Rochelle, qui illustre bien cette figure du bandit-nomade. Il s’agit de l’utopie que forment, par leurs actes, *Bonnie&Clyde*. Ce film d’Arthur Penn relate le devenir du couple formé par Bonnie Parker et Clyde Barrow qui, aux États-Unis durant la Grande Dépression, vivait d’amour et de braquages. Vient malheureusement le jour où l’un des braquages dégénère : Clyde tue un homme. Dès lors, le couple doit fuir des hordes de policemen ; jusqu’à ce qu’il tombe dans un guet-appends et qu’on le crible de balles.
Arthur Penn les filme en tant qu’anarchistes, dont les actes ne visent ni l’état ni la bourgeoisie ; au contraire, deux scènes les montrent rêvant d’intégrer à leur gang un *texas ranger* venu les arrêter, puis un couple de bourgeois qu’ils avaient volé – par-delà leurs différends institués (malheureusement ces tentatives échouent car leurs « victimes » ne se prennent pas au jeu). Ainsi tracent-ils leur route vers un Ailleurs, par-delà les lois de la propriété – ils tracent leur propre point de fuite – ; et c’est pourquoi de les voir rattrapés et anéantis par l’Ordre est absolument désespérant. Du moins la fiction nous aura-t-elle fait entrevoir cet Ailleurs… Tout en nous mettant en situation d’inconfort – que penser de ces personnages immoraux ? de cette liberté-là ?
L’article de Jean-Christophe Goddard nous présente cet Ailleurs sous le nom de Sertão. Car le Sertão, où évoluent les personnages de Rocha, n’est pas qu’une région du Brésil. Il est selon lui l’emblème de l’espace « lisse », au sens de Guattari et Deleuze, un espace qui ne peut être délimité, sur quoi l’appareil d’État n’a pas prise. Il ne peut tracer aucune ligne, impossible pour lui de clôturer pour administrer. Le Sertão symbolise la pure étendue, absolument indomptable. En faisant acte d’une violence rétive à toute récupération politique, les bandits nomades revendiquent leur appartenance au Sertão.

Ne serait-ce pas justement quand survient l’affrontement impossible entre un flic et un enfant, alors que se dévoile la binarité illusoire de la lutte policiers/population, que se ferait ressentir le besoin d’un point de fuite ? Les scénaristes des *Misérables* ne seraient-ils pas coincés au seuil de cette image finale, justement parce qu’ils pensent à l’intérieur d’une opposition binaire insoluble ? Puisque le policier ne peut pas tirer sur l’enfant, que lui non plus ne peut pas brûler le policier, où est le clivage ? Ce cas-limite, ne pourrait-il pas devenir, pour cette raison-même, un foyer d’invention ? Une fiction n’aurait-elle pas nature à défricher l’espace inconnu qui se présente à elle ?
Au lieu de ça, *Les misérables* suspendent le travail, et accusent les « cultivateurs » – c’est l’esquisse d’un clivage plus grand, certes, mais elle demeurera abstraite comme dit plus haut, le film n’étant plus capable d’aller l’explorer cinématographiquement…
Ainsi, ce que ne montrent pas *Les misérables*, c’est comment la Cité pourrait être Sertão, comme l’évoque étonnamment J-C. Goddard pour clore son article : « *cet autre sens de la « cité » qui, au XXe siècle, a fleuri dans les alentours des villes, hors la loi des villes, ces ensembles flous, sans clôture définie, dont on peut dire qu’ils sont Sertão au sens où l’entend Rocha.* »
Bien que le dialogue des *Misérables* compare la population de Montfermeil à un lion indomptable, la Cité du film n’est montrée que de haut, comme apprivoisée, par les images d’un drone qu’on croirait celles du journal de 20h ; elle est ainsi gardée en cage par la mise en scène elle-même. Alors on peine à en percevoir les ressources – que le cinéma de Ladj Ly était en mesure de dévoiler…
Au contraire, dans *Bacurau*, les habitants trouvent des appuis, insoupçonnés, dans leur passé, dans leur sous-sol – avec quoi ils envoient éclater toute main-mise (dont celle du maire, représentant de l’État). Leur village demeurera invisible aux cartes (dont on l’avait fait disparaître pour mieux en disposer ; où désormais il ne se réintégrera plus), se dissolvant dans le Sertão – car c’est là que se passe littéralement l’action du film. *Bacurau* prend le parti d’un triomphe du Sertão, absolument indomptable.
Belle coïncidence que de tomber sur ce rapprochement de la Cité au Sertão. Il dévoile en quoi *Bacurau* prévaut, malgré le prix ex aequo qui voudrait assimiler deux hauteurs de cinéma politique. *Bacurau* n’est certes pas de toute finesse, se simplifiant en caricature par endroits – la perspective qu’il ouvre ne s’étend peut-être pas si loin, pas si féconde. Mais *Bacurau* commence là où *Les misérables* se sont arrêtés.
Je repense à cette projection de la Rochelle, aux acclamations qui suivirent la dérobade finale des *Misérables*, cette fuite sans perspective… Alors de quoi remerciait-on ce film ? Que lui valait de telles acclamations ?
Et si… ces applaudissements n’avaient été que de complaisance ? Une chose me mit la puce à l’oreille : c’est d’avoir vu, ensuite, les deux producteurs monter sur scène, tendre les mains vers le public, tout réjouis, et l’applaudir. Oui, ils nous félicitaient. Je me tournai vers la salle, retournai aux producteurs contents : j’eus la forte impression d’une auto-congratulation générale. Puis l’un d’eux pris le micro pour déclarer : « *Ouah, quel monde ! Merci à vous ! Vive la France !* »

« Vive la France » ?! Sérieusement ?!


Merci à Julie D-Z pour les conversations d’après-séance, ainsi que les relectures et retours bien fournis.


Notes et références
1. Depuis le retrait de la police de proximité par Nicolas Sarkozy (alors Ministre de l’Intérieur) en 2003 ?
2. Stéphane Delorme, « L’enfant-lion », in Les Cahiers du cinéma, n°760, Paris, novembre 2019, p.6.
3. S. Delorme et J-P. Tessé, « Légendes de Montfermeil ; Entretien avec Ladj Ly », in Les Cahiers du cinéma, n°760, Paris, novembre 2019, p.11.
4. Interview de Ladj Ly par Augustin Trapenard dans l’émission Cannes 2019 (Canal +). En ligne (consultée le 11/07/2019) : https://www.youtube.com/watch?v=N9ONOa2NDYU
5. Jean-Luc Lacuve, « Le drame social », sur Ciné-Club de Caen [site web]. [En ligne] (Consulté le 17/11/19) : https://www.cineclubdecaen.com/analyse/dramesocial.htm
6. François Truffaut, « Hitchcock aime l’invraisemblance », Arts n°548, in Chroniques d’Arts Spectacles (1954-1958), Bernard Bastide (éd.), Gallimard, 2019.
7. Stéphane Delorme, « Éditorial : Dernières sommations », in Les Cahiers du cinéma, n°760, Paris, novembre 2019, p.5
8.Victor Hugo, Les Misérables, T.I, Émile Testard et Cie Éditeurs, 1890, p.311.
9. Guillaume Ermer, « Les nouveaux Misérables », sur Les Matins (France Culture), 15 novembre 2019. [En ligne] (consulté le 17/11/19) : https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/les-nouveaux-miserables-le-cineaste-ladj-ly-est-linvite-des-matins
10. Cyril Béghin, « Tenu, tendu ; Entretien avec Alexis Manenti, acteur et coscénariste. », in Les Cahiers du cinéma, n°760, Paris, novembre 2019, p.14.

11. Jean-Christophe Goddard, « Deleuze et le cinéma politique de Glauber Rocha. Violence révolutionnaire et violence nomade. » in Cités, n°40, 2009, p.87 à 96. [En ligne] (consulté le 10/07/2019) : https://www.cairn.info/revue-cites-2009-4-page-87.htm?contenu=article

Alexcovo
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le 20 nov. 2019

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