Il fallait un certain culot pour prétendre accrocher le ( grand ) public avec un film à sketches. Ce genre cinématographique, qui a connu son heure de gloire surtout dans le cinéma italien des années 50 à 60, notamment avec les films de Vittorio de Sica, sonne un brin démodé de nos jours. Un choix qui laisse donc sceptique, et qui a pour conséquence qu'on peut s'attendre au meilleur comme au pire. Réussir un film à sketches comme réussir un recueil de nouvelles en littérature exige un grand, très grand, talent! L'exercice est réputé particulièrement ardu : tous les défauts s'y repèrent, ils vous sautent aux yeux puisqu'ils ne sont plus noyés dans le flot de mots ou d'images. Mais moi, malgré quelques réticences de bon aloi, quand un réalisateur prend ainsi des risques, y compris celui de se vautrer en beauté et de se faire éreinter par la Critique, j'applaudis à la singularité de la démarche et je vais voir!
Eh bien, très franchement, c'est plutôt une réussite!
Dès le début, on est happé par l'enchainement implacable des répliques du premier sketch et on assiste, bouche bée, à une situation qui, au départ banale, insignifiante, prend des proportions incroyables et s'achève de manière explosive ( au sens propre comme au sens figuré! ). Le ton est donné : le fil rouge de cette collection d'histoires très différentes les unes des autres, c'est la répétition de scénarios de ce style, dans lesquels une petite étincelle, incident ou accident tiré de notre quotidien à tous, met le feu aux poudres. Cela va de l'automobiliste qui a fait un doigt d'honneur à un conducteur qui l'empêchait de le doubler en zigzaguant sur la route au type pressé qui voit sa voiture partir à la fourrière alors qu'il s'est arrêté cinq petites minutes à la boulangerie, en passant par la jeune mariée qui s'aperçoit le jour de ses noces que son époux a couché avec sa très séduisante collègue, et j'en passe. La chute, ou plutôt les chutes, je ne vous raconte pas parce que je ne veux rien déflorer! Elles sont proprement ahurissantes, tombant parfois comme un couperet, restant d'autres fois en suspens! Le pire, c'est que tout est crédible, qu'on se dit que ma foi, dans le monde de brutes où nous vivons, de tels débordements sont possibles.
Bien entendu, derrière chaque histoire, se dissimule une critique d'un aspect de la société argentine: la corruption à tous les étages de l'Administration, l'hypocrisie et/ou la violence des rapports sociaux, les inégalités, le pouvoir de l'argent... Le film s'apparente à un recueil de nouvelles satiriques, dont il a le ton, la forme et la démesure, qui sont soulignés par un choix de chansons et musiques réfléchi et savoureux ( ah! ce "mi corazon explosa"! au moment où les protagonistes enlacés comme des amants alors qu'ils sont en train de s'entretuer partent en fumée avec leur véhicule incendié! ) Vous l'aurez compris, on est dans le registre du caustique, de la dérision, du cynisme même. Car enfin, la mort est presque omniprésente dans ces tranches de vie, ou plutôt ces vies tranchées, mais elle est traitée "par-dessus la jambe", dans un pied-de-nez continuel aux conventions. Ainsi, l'histoire qui clôture le film, une des rares qui ne s'achève pas par un mort, balaie sauvagement la bienséance et les codes du mariage, en nous conviant à une noce qui, après avoir sombré dans une violence sordide, s'achève en apothéose, dans un feu d'artifice charnel!
Et l'ensemble est bien filmé. Les cadrages sont intéressants, dénotent une vraie réflexion, des choix intelligents, pensés. Damiàn Szifron sait sans nul doute tirer parti de sa caméra, et a probablement une solide culture cinématographique, en plus de sa maîtrise de la technique. Ce qui fait de lui un jeune réalisateur prometteur.
Le bémol à mon humble avis réside dans le casting, inégal, pas toujours convaincant. Certains acteurs de cette "comédie humaine" m'ont paru un peu fades au regard de l'histoire qu'ils portent par ailleurs. Une mention particulière toutefois à l'actrice qui incarne la jeune mariée du final : elle est carrément époustouflante!
Et une petite déception quand même : comme il s'agit d'une production de Pedro Almodovar, je m'attendais à un film plus déjanté, plus original encore, en un mot plus audacieux. J'attendrai donc avec impatience le prochain film de Damiàn Szifron, pour voir ce qu'il a dans le ventre et jusqu'où il peut pousser... "la sauvagerie"!