Goodbye Stranger
C'est en 1957 que Federico Fellini co-écrit et met en scène Le Notti di Cabiria, relatant les déboires d'une prostituée un peu simplette et pleine de vie qui croit régulièrement au grand amour avant...
le 5 mai 2017
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Sorti en 1957, Les Nuits de Cabiria n’est pas à proprement parler un film « néoréaliste », ce courant cinématographique étant daté de 1943 à 1955 (environ). Pourtant, il en porte toujours les marques tant thématiques que formelles, et demeure encore relativement dépouillé de l’onirisme qui caractérisera les œuvres felliniennes à venir. Les Nuits de Cabiria est donc le dernier film de la première partie de carrière de Fellini, point d’orgue stylistique et carrefour thématique amorçant parfaitement la transition qu’opérera plus radicalement La Dolce Vita, son film suivant, dès 1960. À de nombreux égards, les deux films se ressemblent : des errances nocturnes, des processions religieuses, un vide existentiel à travers la consommation de l’autre, des clowns tristes et des cabarets… Reste la forme, radicalement différente d’un film à l’autre, quoique toujours très identifiable quand il s’agit de Fellini.
Au scénario, Pasolini apporte un regard peut-être davantage tourné vers les marginaux des banlieues romaines (et notamment les prostituées, à propos desquelles il fera lui aussi un grand film, Mamma Roma, en 1962), alors que les personnages felliniens sont habituellement plutôt issus de la petite bourgeoisie des centres-villes. D’ailleurs, en amont du tournage, les deux cinéastes firent de nombreuses virées nocturnes dans ces lieux périphériques et abandonnés, pour mieux s’imprégner de l’atmosphère et du langage des laissés-pour-compte, des voyous, des maquereaux et bien sûr des prostituées. Sur ce point, le résultat est saisissant, notamment l’expression orale de Giulietta Masina et des autres actrices jouant les prostituées, dont l’italien approximatif et la gestuelle apportent beaucoup à l’immersion.
Tu mérites un amour
Les Nuits de Cabiria est d’abord une quête d’amour. Cabiria est une prostituée, dont le métier est donc de donner l’illusion à des hommes qu’ils sont désirables et désirés, voire aimés, l’espace d’un instant. En ce sens, elle n’est qu’un moyen en vue d’une fin égoïste de l’homme qui la paye, et l’affection qu’elle doit artificiellement donner n’est jamais rendue – ou si elle l’est, c’est de façon tout aussi artificielle. Ironie tragique que ce métier qui consiste à « faire l’amour » sans qu’il n’en soit, en réalité, jamais question. Et Cabiria ressent un profond manque d’amour. C’est un petit bout de femme dont la candeur et l’envie d’être aimée transparaissent irrépressiblement.
Mais par son métier, d’abord, puis par l’effort qu’elle met à persuader les autres comme elle-même qu’elle « n’a besoin de rien », cette quête d’amour est refoulée derrière un empire d’illusions – qui est décidément le foyer le plus familier des personnages de Fellini. Car ces zones urbaines périphériques sont de véritables jungles nocturnes : la compétition fait rage entre les prostituées, les insultes fusent de toutes parts, et le désir de trouver sa place – ou de partir, synonyme de se sortir de la rue – se heurte au poids des préjugés. En témoigne cette scène où Cabiria croise un policier : elle maintient la tête haute et affirme son caractère bien trempé face au regard plein de jugement de l’officier ; or on sent bien que ce comportement compense proportionnellement le manque d’assurance et le sentiment d’illégitimité qui la dévorent.
La mise en scène de Fellini permet de renforcer la position inconfortable de Cabiria vis-à-vis de son environnement : elle est souvent filmée de sorte à paraître petite, isolée ou écrasée par les décors. La scène dans l’appartement de Lazzari, la célébrité qu’elle accompagne pour une nuit, est un des grands moments du film. D’abord ravie qu’un homme de son statut l’ait choisie, leur virée tourne rapidement au fiasco et cristallise toute la tragédie amoureuse de Cabiria. Dans un appartement aux allures de musée, où tout est silencieux et comme figé dans le temps, en décalage frappant avec le tumulte de la rue, Cabiria en encore reléguée au second plan : celui de spectatrice du bonheur des autres quand elle n’est plus le bouche-trou de leur malheur. L’amante de Lazzari ressurgit et Cabiria doit se cacher dans un placard toute une nuit, d’où elle ne peut qu’observer, par le trou de la serrure, la scène de réconciliation et d’amour renaissant auquel elle n’aura jamais part. Son départ est tout aussi violent, réduite à se faufiler comme une voleuse pour ne pas réveiller la femme endormie, regardant une dernière fois ce lit d’amour s’éloigner, comme on regarde une occasion manquée nous échapper, à l’occasion d’un travelling arrière bouleversant. Et finalement, ne plus exister que par transparence, n’être plus qu’une ombre derrière la vitre teintée d’une porte refermée pour toujours.
Les anges déchus
Les Nuits de Cabiria est aussi un film sur la grâce, dans son sens le plus religieux. Fellini se disait catholique, même s’il était volontiers critique envers la superstition, notamment sur le plan collectif. Il n’y a qu’à comparer les scènes de processions religieuses des Nuits de Cabiria avec celles de La Dolce Vita : les deux films donnent à ces cérémonies des allures de cirque, où le ridicule se mêle à une forme de sublime qui semble malgré tout être pris au sérieux par le cinéaste.
Dans ce film, la séquence de la messe est proprement époustouflante en termes de montage, de rythme et de mise en scène. C’est une ruée vers le lieu saint, contre les grilles duquel les fidèles s’amassent comme des animaux en cage. Les femmes pleurent, crient, prient la Madone de leur octroyer la grâce ou d’accomplir des miracles ; on ne se rappelle plus vraiment les contritions ni les usages cérémoniels, mais l’on fait de son mieux ; on se confesse, dans une mise à nue publique aussi sincère que pathétique. L’église devient le théâtre d’une sorte de transe collective où même Cabiria rend finalement les armes, suppliant la Vierge de lui faire « changer de vie » (elle qui mettait tant d’aplomb à répéter qu’elle avait déjà tout). Mais chez Fellini, la grâce ne passe jamais par la religion (dans sa dimension collective), qui n’est qu’un autre empire de superstitions. Après la messe, « les boiteux sont toujours boiteux », déplore Cabiria.
Pour elle, le salut passera avant tout par la sortie des illusions et la quête d’une grâce trouvée à l’intérieur d’elle-même. « Peu importe les préjugés. Ce qui compte, c’est de se connaître profondément », la consolera-t-on. L’autre séquence déterminante pour Cabiria sera celle du numéro d’hypnose dans le cabaret, qui se construit dans un parallèle évident avec celle de la messe. D’un côté, la Vierge et ses miracles qui n’arrivent pas ; de l’autre, le magicien aux cornes de diable et son hypnose qui perce à jour la vérité profonde du cœur de Cabiria. Ce numéro est mis en scène comme un véritable procès, un « jugement dernier » accompli par le public du cabaret, qui la moque pour ce qu’elle est. Par l’hypnose, elle s’adoucit et laisse éclater sa bonté profonde, sa candeur, mais aussi sa peur de l’abandon et sa propre honte vis-à-vis de sa condition.
Alors que Cabiria sort de la messe triste et abandonnée, elle sort du cabaret aimée et accompagnée par un homme, Oscar, qui semble être l’ange qu’elle avait toujours attendu. Mais le cabaret, au même titre que l’église pour Fellini, n’en est pas moins un lieu de prestidigitation : tout ce qui en sort n’est que fantasme et tromperie. Toutefois, si le destin de sa relation avec Oscar semble donc, tragiquement, déjà scellé, c’est à travers cet ultime empire d’illusions que Cabiria découvrira la grâce, sa grâce.
Splendeur et misère
L’histoire de Cabiria commence par une noyade, sauvée de justesse par des enfants passant par là ; elle finit par une tentative de meurtre analogue, du haut d’une falaise. Mais cette foi-ci, Cabiria ne tombe pas. Entre temps, elle aura réussi à changer sa vie : par les échecs d’illusions successives (l’amour de Dieu comme l’amour d’un homme), certes, mais qui sont consubstantielles de l’existence humaine, et qui lui auront permis d’aller chercher au fond d’elle-même cette grâce, cet amour absolu si longtemps refoulé. Dans le cinéma de Fellini, l’illusion se révèle aussi mensongère que nécessaire, et c’est par l’expérience de l’ivresse qu’elle procure que les personnages parviennent (ou non) à s’élucider eux-mêmes. Jusqu’aux Nuits de Cabiria, la plupart réussiront ; mais à partir de La Dolce Vita, ce royaume des ombres semblera de plus en plus inextricable.
Aussi, le défilé final conclut le film sur une note d’espoir et d’onirisme, avec ce cortège d’anges qu’on croirait sortis du ciel pour accompagner l’assomption d’une sainte. Car Cabiria, au même titre que Gelsomina dans La Strada – déjà incarnée par Giulietta Masina –, accède littéralement au rang de sainte : par sa charité et son don de soi, par son débordement naïf d’amour… Autant de gestes qui, pour Fellini, rendent sublimes des lieux pourtant peuplés de ruines et de misère.
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le 11 juin 2021
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