Trajectoires contradictoires.
Quatrième opus des Comédies et proverbes, Les nuits de la pleine lune est la première incursion de Rohmer sur le thème de la ville nouvelle – avant L’ami de mon amie qui en sera une sorte de manifeste utopique et sublime. Une incursion véritable puisque le film s’ouvre sur le lent panoramique silencieux d’un espace résidentiel délivrant un chantier indomptable à l’infini pour se resserrer sur des habitations neuves et modernes, de les cadrer dans toute leur beauté batarde, bâtiments architecturaux sans référents, qui auraient comme accouché d’un champ de façon incompréhensible. Rohmer a déjà précédemment beaucoup parlé des villes nouvelles dans quatre émissions passionnantes mais il effectue ici, au moyen d’un plan de bascule transitoire, une liaison entre le réel et la fiction. Sa caméra vient saisir l’une des nombreuses fenêtres qui serpentent ce bloc habitable pour s’immiscer dans la vie d’un couple. Ses quatre émissions, si on les regarde dans l’ordre, offraient déjà ce glissement de la ville vers l’individu, du macrocosme vers le microcosme. On y suivait d’abord l’enfance d’une ville, puis la diversité de son paysage, puis sa forme avant de se pencher sur le logement à la demande. Rohmer s’interrogeait sur la politique organisationnelle qui couvrait ce genre de projet dingue, avant de terminer sur une politique intime, conjugale. Mais il n’aura finalement jamais mieux parlé de ces villes nouvelles qu’au travers de ces fictions.
On y suit Louise, décoratrice dans Paris, qui habite en couple avec Rémi à Marne-la-Vallée. Deux lieux aux antipodes. Et l’un d’eux qui gagnent peu à peu du terrain dans son cœur, grappille du temps sur son couple. Un noctambulisme qui irrite Rémi. Et une sédentarité qui ronge Louise. Leurs professions respectives évoquent déjà beaucoup (scellant le rapport entre la ville et sa banlieue) : Lui construit des maisons, elle leur donne vie. Un décalage déjà insurmontable, quelque chose qui ne fonctionne pas et ne pourra fonctionner. On pourrait en apparence se dire que Rohmer réprouve la banlieue, qu’il la considère comme source de tension, d’éloignement de la vie – Entendre les mots d’Octave. Et quand bien même on n’accepterait pas cette fin en tant que doux présage d’honnêteté (Louise vivra-t-elle enfin sa vie au gré de sa volonté ?) Rohmer répondra trois ans plus tard par L’ami de mon amie, en construisant un paradis étonnant en pleine ville nouvelle du Val d’Oise, village géant témoin d’un marivaudage tendre et sensuel, tout en gardant un personnage double de celui d’Octave, dans son apparente nonchalance, tenant finalement un discours entièrement contraire sur le grand Paris.
Dans Le beau mariage, Eric Rohmer avait déjà évoqué les interférences qui existaient entre la géographie des domiciles. Paris était un lieu de travail, de quotidien, de réussite. Le Mans celui du désir, de l’enfance et de la rencontre. C’est à Paris que tout se brisait. Dans un cabinet d’avocat. Ici, la géographie est plus étroite, la démarcation plus mince. Deux lieux séparés une nouvelle fois par le train, mais seulement un train de banlieue, le RER A entre Paris et Marne La Vallée. Marne, ville nouvelle, habitable mais pas sortable. Pour Rémi qui n’a pas l’instinct parisien de Louise, rien de mieux, l’espace y est moins confiné, les tennis le samedi matin résistent puisqu’il n’y a pas la tentation de sortir la veille. Mais Marne n’est pas le carrefour de possibilités que Louise recherche, qu’Octave a trouvé. Lui c’est différent, équivoque : la campagne l’oppresse, la ville l’inspire et le fait exister au sein d’un monde, une sorte de centre du monde dit-il, où il peut selon ses volontés avoir un accès total. Les matins en banlieues le terrifient, par exemple, quand ceux de Paris le rassurent. Louise, petit amie du premier et meilleur ami du second, éprouve un besoin de solitude, elle est en quête d’un remède à sa claustrophobie quotidienne et cesse donc de louer son appartement parisien non pas pour le vendre mais pour l’habiter. Jeu dangereux. L’habiter de temps en temps, certes mais jeu dangereux quand même. Afin de retrouver sa solitude voire même de souffrir de cette solitude, qu’elle dit ne pas avoir affronté depuis son adolescence. Louise est un peu l’autre Delphine (Le personnage du Rayon vert). Ou bien ce que l’on préconiserait à Delphine. Ou peut-être qu’elles sont complètement différentes. Mais si l’une a besoin de vaincre sa solitude mais ne sait pas si elle en véritablement envie, l’autre désire éprouver de la solitude sans pour autant en sentir réellement le besoin.
Dans Pauline à la plage, la jeune femme expérimentait le terrain de jeu des adultes mais l’environnement n’était qu’un prétexte, sinon le prétexte unique et central à ces envolées. Ici et cela se poursuivra jusque dans l’apogée antipodique Reinette et Mirabelle, ce sont deux lieux contradictoires qui guident les émotions. Le film n’est que balai mouvant entre appartements ainsi qu’à l’intérieur du cadre. Louise est à Paris chez elle, allant jusqu’à occuper plusieurs pièces dans un même plan (va-et-vient entre cuisine et salon) mais elle n’investit pas le cadre à Marne où elle ne fait qu’entrer et disparaître du plan. Le plan-séquence dansant sur Les tarots d’Elli & Jacno couvre à merveille l’idée de déplacements transitoires, qui animent la personnalité mobile de Louise. Pourtant minuscule spatialement et temporellement, cette scène la laisse se dandiner aux côtés d’un Octave embarrassé (où Luchini joue durant trois secondes et un regard fort le plus bel amoureux transi Rohmérien) et de Marianne, l’amie de Camille (s’en souvenir pour plus tard) puis brièvement aux côtés d’une Elli Medeiros de passage qui nous gratifie d’une délicieuse apparition en dansant sur l’un de ses morceaux, avant l’entrée dans le champ (le cadre comme le champ de vision de Louise, puisque jusqu’ici nous n’y voyions que son dos recouvert d’un blouson de cuir) du jeune danseur Bastien, déhanché et coiffure improbable, entreprenant, souriant et tactile, ouvrant leur première brève rencontre avant une seconde, plus tard, nettement plus conséquente. Tout n’est qu’affaire de possibles, de flux inattendus, de mouvements arrêtés dans le présent. Un moment très écrit qui ne semble pas l’être. Sans doute la plus belle courte séquence du cinéma de Rohmer.
Louise est une femme de la nuit, elle aime danser, faire des rencontres, simplement boire un verre ou bien lire deux heures dans son lit, seule. Habitude du vendredi soir qui bientôt contaminera le jeudi « Qu’est-ce que tu fais là, c’est pas ton jour ? » l’interroge Octave lors de l’une des nombreuses soirées mondaines. Cette soirée qu’elle passera majoritairement aux côtés de Bastien et qu’elle terminera avec lui, dans son appartement solitaire. C’est lorsque ce dernier investit son petit environnement secret que Louise se perd (un plan unique s’attarde sur son angoisse, nue dans son lit tandis que Bastien dort à poings fermés à côté) puis s’abandonne dans un café où elle dira à l’inconnu peintre qu’habituellement dans sa maison là-bas elle voudrait être ici mais que ce soir ici, elle rêve d’être là-bas. Sentiment ô combien renforcé quand elle récupère quelques affaires à Marne après les aveux de Rémi. Elle y joint Octave par téléphone dans la foulée et s’emmêle dans la discussion. Je suis rentré (…) Non, à Marne (…) On se retrouve chez moi ? (…) Non, à Paris. Une raison perdue (pour reprendre le dicton) qu’elle semble néanmoins recouvrer en s’éloignant vers un ailleurs au plus vite, sans s’apitoyer, sans se morfondre. C’est probablement l’égérie Rohmérienne la plus fascinante (et Pascale Ogier la plus belle actrice du cinéma de Rohmer) sur cette faculté à tout quitter, à surmonter chaque douleur. On a l’impression qu’elle pourrait tout encaisser, tout. C’est une cruauté bénéfique, en somme, puisqu’elle semble être la seule à pouvoir souffrir tant et rebondir de cette souffrance. On pourrait transformer ainsi le dicton : « Qui a deux femmes libère son âme. Qui a deux maisons retrouve une raison ». Se dire qu’il fallait ça, à l’un comme à l’autre pour accepter qu’ils n’étaient pas fait pour faire leur vie ensemble.
J’ai lu quelque part (je ne sais plus trop où) un papier qui faisait un rapprochement entre Louise et la figure du lycanthrope. J’aime beaucoup cette allégorie. En effet, le film fait bien état d’une transformation (inversée ?) nocturne, où le loup-garou d’occasion doit traverser une grande souffrance. Evidemment, le titre du film finit d’associer l’idée sans pour autant qu’il ne l’insère explicitement. Il n’est clairement question que de nuits de pleine lune qui empêcheraient de dormir et accentueraient l’inspiration. L’inspiration de Louise, cette nuit-là, sera de retrouver rapidement Rémi, ultime étape dans sa mutation, douleur inattendue et infinie.
Le proverbe Champenois (en réalité inventé par Rohmer himself) mis en exergue du film aboutit à quelque chose d’insolite qui n’apparait qu’à la toute fin. L’âme « conjugale » perdue ne vient pas d’où on l’attend. C’est toute la complexité de film que de jouer sur deux niveaux très contradictoires, celui de la méfiance et celui de l’humour. Le dessinateur inconnu parlant des peines lunes confie à Louise qu’il faut peut-être pendre en considération le désir des hommes. On pourrait d’ailleurs voir dans ce quatrième essai des Comédies et proverbes une sorte de revanche du cinéaste qui n’aura cessé de filmer la grâce des femmes et le trouble des hommes. Octave, plus tôt, croyait apercevoir celle que Louise avait poussé, pour rire, dans les bras de son homme, tandis qu’elle y croisait de son côté Rémi, de façon improbable mais occasionnant une sorte de vertige qu’elle était loin de soupçonner.
C’est à mes yeux la plus belle utilisation du hasard de toute la filmographie de Rohmer parce qu’il est aussi un quiproquo maladroit infiniment jubilatoire. Il faut voir Fabrice Luchini avouer avec beaucoup de malice et de lucidité qu’il lui semble avoir croisé le regard de l’amie de Louise mais qu’il n’est pas certain pour autant car sa mémoire sélective l’empêche de se souvenir précisément des gens qui ne l’intéressent pas. Louise n’y croit pas avant qu’il n’évoque cette fameuse toque, qui aura son importance fondamentale dans la croyance. Il y a toujours chez Rohmer un personnage au-dessus, guéri, dont n’antipathie crée paradoxalement l’humour, le décalage. C’est un hasard génial qui fait renaître Louise, mais le quiproquo l’achèvera, dans son amour propre et ses certitudes. Bien plus qu’il ne blessera Rémi, alors qu’on attendait évidemment le contraire. Cette revanche que j’évoquais intervient là à mon sens. C’est une sorte de réponse au dernier rebondissement à la fin du Genou de Claire, où l’on apprend que l’aveu n’a in fine rien modifié. Et la résolution de ce malentendu est tellement inattendue que le final n’aurait pu être bouleversant uniquement de ce manière-là. Car Rémi existe enfin dans cette ultime séquence, de rupture. Il renaît à son tour et remercie Louise de lui avoir montré la voie. C’est cruel mais c’est un beau revers, ça l’est dans ce sens tout du moins, tant la fragilité affective de Rémi n’aurait pu supporter pareil échec. Le fait que ce soit Louise qui soit brisée ne fait que nous convaincre qu’une autre vie l’attend, probablement dans la capitale, où elle semble accourir sans crainte dans cet ultime plan. Elle qui n’aura cessé de rappeler qu’elle ne peut aimer quelqu’un qui ne l’aime pas en retour.