Les ogres sont insatiables, monstrueux, énormes, extravagants, indignes.
Les ogres sont bruyants, incontrôlables, marginaux, effarants, indomptés.
Les ogres attendent leur heure, au soir venu, pour déchaîner leur rage de vivre, et faire exploser leur art en un magma débordant de la scène, du chapiteau, de la route.
Car les ogres se donnent en spectacle tout un spectacle, mais ça ne leur suffit plus. Il faut irradier la comédie de la vie plus loin que l'espace d'une comédie, et quand c'est fini, ça n'est pas fini. On épanche ses malheurs devant le public hésitant, le public qui n'est plus public, les passants, les quidams, les enfants. Les ogres sont obscènes hors scène, et ils jouent leurs regrets, leurs amours déçus, leurs illusions perdues, leurs peurs du lendemain, à grands renforts de cris, d'humiliations, de porte-voix car le cri ne suffit pas.
Ils hantent la nuit abreuvés de cocktails ethylo-botanico-médicamenteux, dévorent la nuit, happent la nuit, deviennent nuit eux-mêmes.
Les ogres s'éveillent au petit matin l'esprit embrumé, peinent à s'éveiller même, laissant le champ libre à leurs petits ogres d'enfants évoluant libres au milieu des reliefs des festins, des malheureux raides torchés abandonnés sur la table du petit déjeuner, des animaux crevés, et du débarras de la troupe et son chapiteau échoués en terrains vagues toujours renouvelés, au milieu des bêtes peut-être sentant l'odeur d'autres bêtes ensommeillées.
Les ogres sont hystériques, trop virulents, crachant tout sans hésitation à la tronche d'autres ogres parfois démolis, vibrant ensemble en une psychanalyse du direct, en pleine gueule, à qui crie le plus fort, étalant leurs névroses de routards inassouvis, et d'artistes absolus jusque dans leur sang.
Les ogres vont trop loin, n’interrogent les limites qu'en les explosant, et les ogres n'en ont rien à foutre. Un autre monde les côtoie, mais il paraît loin. Ils le traversent, le voient, le boivent, et retournent à leur monde d'ogre où tout est aboli.
Les Ogres, c'est du cinéma libre comme jamais, inspiré, foisonnant, fascinant, écœurant, une montagne d'émotion. C'est un cinéma qui fait à la fois strictement ce qu'il veut, et qui pourtant tient miraculeusement un cap indescriptible avec une rigueur et un maîtrise incroyables.
Car c'est un film à l'image de l'utopie vécue de ses personnages, un film qui sombre dans la vague mais se relève après, un film et des personnages tenant à flot sur un esquif d'un autre âge, figures d'un monde oublié. Les bonheurs y sont ardents, et les crises abyssales.
Oui, une des choses les plus réussies de ce film chantant jusqu'à l'extinction de voix l'amour, la fraternité, la douleur et la vie, c'est sa façon d'aller traquer les doutes silencieux s'abattant en rafale sur une troupe exsangue. Au milieu du bruit et de la fureur, entre deux séquences de Tchekhov dynamité à l'énergie créatrice, entre deux célébrations ou disputes monstrueuses, soudain le doute entre en scène. Le temps d'un regard perçant le cri répété du mégaphone, le temps d'un enfant bercé dans un décor qui disparaît, le temps d'une confession au docteur pressé...
Combien de temps encore les ogres pourront-ils dévaler la route dans leurs tenues d'ogres ? Qu'ils le fassent encore demain, ça suffira bien.
C'est épuisant de rire et de cœurs brisés. C'est jeté à la tronche et doux comme une caresse. C'est trop. C'est hénaurme. C'est déchaîné et tenu.
C'est beau, dans sa démesure aux racines terriennes, comme le grand cinéma italien.
C'est saisissant.