Après le détour par un classicisme à l’américaine avec le western Les Frères Sisters, Jacques Audiard s’associe aux scénaristes Céline Sciamma et Léa Mysius pour l’adaptation d’un roman graphique divisé en plusieurs récits. Délocalisé dans le 13ème arrondissement parisien, le film braque ses projecteurs sur la jeunesse contemporaine, ses désillusions et son affirmation de liberté dans un monde dont la vitesse croissante engendre une mélancolie exponentielle. Une ultra moderne solitude qu’avait déjà abordée Klapisch dans le plus limité Deux moi en 2019.
Sur la dalle des Olympiades, filmée en noir et blanc, le réalisateur place différents personnages dans un univers graphique contrasté et orthonormé : le cadre de l’écran, des tours, des call centers ou des vitrines d’agence leur attribue une place sans qu’ils trouvent pour autant un sentiment d’appartenance. Cette partie de la capitale, riche d’une mixité profuse, permet la cohabitation des ethnies et des classes sociales, pour une génération bardée de diplômes, mais sans en avoir fait grand-chose : l’étudiante de Science Po vit de petits boulots, une femme de 33 ans reprend ses études et un prof en disponibilité pour l’agrégation finit par changer de voie. L’instabilité n’est pas pour autant vécue comme un traumatisme : c’est un changement de paradigme avec lequel il faut vivre, et c’est avec la force propre à cet âge que les personnages y évoluent. La présentation du quatuor se fait d’ailleurs toujours par une affirmation assez forte des convictions : baisons d’abord, parlons ensuite, sans attache, que ce soit au partenaire ou aux ainés (une mère décédée dont on vendra le fauteuil roulant, une grand-mère sénile à laquelle on ne rend plus visite), et faisons du jour présent un horizon suffisant.
L’émotion, dans un premier temps, est avant tout esthétique : dans la photo et la vibration des lieux, ainsi que la musique de Rone qui accompagne, par de discrets ralentis, des instants de lyrismes vus de l’extérieur, et dans lesquels on retrouve par instants le regard du cinéma de Céline Sciamma.
Les différentes intrigues, qui tendent à s’entremêler, se présentent ainsi comme une sorte de marivaudage fêlé, où le blindage prévaut, à l’exception peut-être du personnage de Nora, jouée par Noémie Merlant, plus fragile car nouvellement arrivée. Si les premiers éléments de son intrigue (l’humiliation numérique en plein amphi) sont assez pesants, l’évolution de son personnage synthétise le parcours initiatique que traverseront tous les protagonistes. D’une posture forgée dans la réaction au monde (ma force, ma résistance, mes revendications) à une ouverture progressive à la faille : celle de l’autre, les miennes. Le sexe, évidemment très présent, devient ainsi le terrain d’un apprentissage qui passe par une nécessaire déconstruction : ce n’est pas un hasard si la travailleuse du sexe, dans le jeu de rôle à distance, va permettre le basculement vers une nouvelle approche. Nora, en trois temps, s’ouvre au désir : en jouant d’abord le rôle qu’elle croit prescrit à sa personne (se désolant d’être « trop sage »), en consommant celui qui se croyait fidèle à son seul plaisir, puis en laissant enfin la prise de risque s’emparer de son cœur. Il en ira de même pour Émilie, qui naviguera de la déclaration d’indépendance à l’aveu d’un amour qu’elle considérait initialement comme une faiblesse.
Le lyrisme aura donc pris son temps pour venir se loger dans la forteresse des personnages, désormais prêts pour la dépendance à l’autre. Au terme de ces parcours, le récit semble conclure un long prologue à une nouvelle jeunesse, vibrante de promesses et d’un désir dorénavant partagé.
(7.5/10)