Les Parapluies de l'audace
Très heureux d'avoir vu la version restauré de ce premier chef d'oeuvre enchanté de Jacques Demy, auquel je suis fier d'avoir modestement contribué!
Film vu lors de mon adolescence, où je "mangeais" littéralement du film; il eut sur moi une forte résonance émotionnelle, tant au niveau cinématographique, esthétique que musical. Je découvrais vraiment l'univers coloré et romantique de Jacques Demy dans son côté plus dramatique, mon enfance ayant été bercé au cake d'amour de Peau d'äne...
C'était aussi l'époque où j'érigeais Catherine Deneuve en icone, (toujours) au panthéon de mes actrices préférés, avec Romy Schneider, entre autre. D'où mes moult visionnages du film pendant quelques années, toujours avec la même intensité...
Avec les années, le regard se fait plus mature, moins romantique. On voit peut-être plus le film pour ce qu'il est véritablement.
Alors, oui, on peut lui reprocher un scénario facile, genre bluette pour adolescentes, mais il ose aborder des sujets, qui pour l'époque était totalement tabous. Jacques Demy ose tout de même parler du conflit algérien dont il n'était pas bon ton d'aborder au cinéma dans les années 60 (la guerre ayant pris fin en 1962) et du statut des filles mères que l'on "obligeait" à se marier avec le parti le plus respectable pour ne pas être sujet aux critiques et aux scandales. Question de respectabilité. Mai 68 n'était pas encore passé par là, malgré une sensible ouverture des moeurs...
Plus qu'une comédie musicale, il s'agit d'une véritable tragédie musicale s'achevant sur un happy end digne d'une tragédie grecque, capable de faire pleurer tout le monde dans les chaumières. Et des moments intenses, il y en a plusieurs, dont la fameuse scène de la gare de Cherbourg, où Geneviève (Catherine Deneuve) et Guy (Nino Castelnuovo) se jure un amour "éternel", alors que se dernier prend le train pour s'embarquer vers les combats algériens. Ce moment musical du film, est un pure joyaux au niveau de la composition et reste pour moi un des sommets de Michel Legrand et de la musique de film tout court. Sublime.
La mise en scène de Jacques Demy est très ample et millimétré au cordeau, malgré des décors parfois réduit en taille, mais habilement construits et agencés en studio pour nous donner des cadrages et des effets dignes des plus grandes comédies musicales américaines (on passe du plan très rapproché au panoramique, en passant par le travelling, avec une sensation étonnante de fluidité). Une leçon de mise en scène à l'époque du lycée. C'est toujours le cas!
Il y a aussi l'univers esthétique, qui avec la musique, fait la réputation des films chantés de Demy (y compris "La Baie des anges" qui était en noir et blanc et pas musical). La restauration de la pellicule permet de retrouver l'éclat des couleurs d'origines. L'utilisation des couleurs contrastent fortement avec le sujet dramatique, surtout dans la boutique de parapluie et l'appartement de Madame Emery (parfaite, Anne Vernon), qui est décoré dans des tons de roses, de verts et de bleus très criards et très joyeux. Certainement une volonté de Demy pour mieux faire comprendre que Geneviève, élevée dans un tel univers, ne pouvait qu'être une romantique en quête d'amour absolu...et fait ressortir, au final, la petitesse étriquée et la banalité de leur vie.
Mais le tour de force le plus remarquable, et qui n' a été que peu réitéré, c'est la bande son totalement chanté (aucun dialogues parlés) par les actrices et acteurs. Bien sûr au début, cela désarçonne beaucoup, mais la musique de Michel Legrand emporte tout les suffrages et les principaux acteurs s'en sorte merveilleusement bien puisque Catherine Deneuve et Nino Castelnuovo réussissent à faire passer les émotions voulus par Demy. Grâce à ce tour de force, ce couple d'amoureux contrariés restera longtemps encore dans la mémoire des cinéphiles. A cet égard, le jeu délicat de deux acteurs éclate de sa pleine puissance dans la dernière séquence, déchirante... Je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi dérrière ce film la carrière de Nino Castelnuovo (pourtant beau comme un Dieu) n'a pas décollée, alors que celle de Catherine Deneuve a décollée, avec le succès qu'on connait...
Fort de ses audaces, Jacques Demy et son film ont été couverts de prix et récompenses dont le Palme d'or à Cannes en 1964. Amplement mérité, tant l'entreprise est casse-gueule et le serait toujours autant aujourd'hui.
Trois ans plus tard, il livrera son autre chef d'oeuvre en-chanté, cette fois-ci parlé et chanté, lui aussi une réussite dont je parlerais dans une autre critique, toujours avec Catherine Deneuve, devenue muse de Demy...