Chez les cinéphiles, il est des films qui divisent parce qu’ils interdisent la demi-mesure, et qui sortent l’analyste de son habituelle zone de confort. Traditionnellement, le fond est en adéquation avec la forme, et l’on peut de concert noter un film et son propos. Certaines œuvres font néanmoins exception : c’est le cas presque caricatural des Dieux du Stade ou de Naissance d’une Nation, où l’on se retrouve fort embarrassé de voir un déploiement formel si ambitieux au service d’un propos si rance. D’autres forcent le respect dans leur virtuosité mais peuvent laisser sur le carreau en terme de fond et d’émotion : c’est le cas de Playtime notamment, et des Parapluies de Cherbourg.
On ne saurait trop gloser sur le travail proposé ici par Demy : le soin apporté à ses espaces, sa gestion obsessionnelle des couleurs (pas un papier peint, une robe, une devanture qui ne soit étudiée dans sa capacité à éclater ou contraster avec ses pairs), sa science du cadre témoignent d’une indéniable maîtrise.
Le récit lui-même n’est pas dénué d’intérêt, et particulièrement dans la direction qu’il prend : il s’agit avant tout d’un lent renoncement, et d’une vie construite sur une succession d’enterrements : même le mariage en est un, mis en parallèle avec l’absence, le deuil, et cette lointaine guerre qui ne dit pas son nom. À ce titre, deux très belles séquences, presque décrochées, condensent tout le savoir-faire de Demy : le flash-back de Guy occasionnant un travelling sur des coursives lorsqu’il évoque un ancien amour, et surtout, le départ en train par lequel un mouvement de caméra permet de laisser les deux êtres en plan, esseulés et misérables.
Les retrouvailles elles-mêmes, sous cette neige et face à cette devanture qui rappelle beaucoup l’unique et ineffable mélancolie des toiles de Hopper, permettent de distiller une émotion singulière.
Autant d’éloges qui sont loin de justifier la note ici-bas, causée par le choc fracassant de la première réplique du film. Après un prologue joliment chromatico- lyrique, la caméra pénètre dans un garage, et jusque sous un capot de voiture où notre héros fourrage vaillamment. Le client l’interpelle : « C’est terminé ? » L’employé de répondre « Oui ; le moteur cliquette encore un peu à froid mais c’est normal. »
Rien que de bien banal, me direz-vous, à la nuance près que ces mots sont chantés.
C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça va nuire beaucoup.
Les Parapluies de Cherbourg n’est pas une comédie musicale à proprement parler : pas de danse, quasiment aucune chanson, à part celle du thème principal lors des adieux des amants. C’est un pari très étrange qui consiste en une sorte de Sprechgesang, mi parlé, mi chanté, accompagné par la musique omnipénible de Michel Legrand. Ou comment rendre le banal d’un langage commun atrocement plus banal et commun. Chanter ces échanges, c’est un peu comme repeindre un bidet : l’objet n’en perd pas pour autant sa fonction triviale, au contraire : le mettre ainsi en valeur renforce sa trivialité.
L’irritation intense générée par ce choix – car, vous l’aurez compris, l’intégralité du film repose sur ce principe – est en mesure de réduire à néant tout ce qu’il était parvenu à construire par ailleurs. Les personnages sont des pantins, leurs émotions sont en carton, et l’on attend qu’ils meurent pour se taire enfin.
En reste un témoignage assez passionnant sur le rôle du son au cinéma, et sur cette expérience assez unique, (à ne surtout pas reproduire) : comment une petite part de l’édifice peut à elle-seule contribuer à son effondrement.