Les Possibilités du dialogue
7.8
Les Possibilités du dialogue

Court-métrage d'animation de Jan Švankmajer (1983)

Jan Svankmajer est un artiste plasticien originaire de Prague. D'abord spécialiste des marionnettes, profondément ancrées dans la culture de son pays, il s'est ensuite tourné vers les collages et le détournement des objets du quotidien, avec des œuvres pouvant être qualifiées de « poèmes tactiles ».
Il faut attendre la fin des années 50 pour qu'il envisage d'utiliser le cinéma comme outil de transmission de son art, principalement axé sur l'animation image par image et en volume (« stop motion » en anglais).


Après avoir réalisé en 1964 son premier court métrage, Jan Svankmajer rejoint le mouvement surréaliste tchèque aux côtés du poète et théoricien Vratislav Effenberger.
Ce courant est toutefois dans le collimateur de la censure suite à l'écrasement du printemps de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie, ce qui signifie que de nombreux artistes sont contraints d'exercer leurs activités dans la clandestinité.


Le travail de Svankmajer a connu une reconnaissance tardive, mais décisive, notamment suite à la consécration atteinte avec le court métrage "Les Possibilités du Dialogue", qui a remporté plusieurs prix. C'est précisément le film qui va nous intéresser ici.
Contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser, il ne comporte pas de dialogue à proprement parler. Seulement de la musique et des bruitages intégrés dans plusieurs jeux d'interaction.


On peut considérer cette œuvre comme un triptyque dans la mesure où trois séquences distinctes s'enchaînent.


La première s'intitule « Dialog vĕcný » (« Dialogue factuel ») et met en scène plusieurs êtres assimilables à des têtes humanoïdes composées de divers objets, sachant que chacune d'entre elles regroupe une catégorie spécifique de matériaux (légumes, outils, etc.). À chaque fois que deux de ces êtres se rencontrent, ils s'entredévorent jusqu'à ce que l'un ait été réduit en charpie. À l'issue de chaque confrontation, la tête victorieuse recrache les débris de l'autre, qui se reconstitue tant bien que mal.
Les objets sont progressivement broyés et cette série d'affrontements aboutit à la réplication de plusieurs têtes d'argile.


Le second « tableau », « Dialog vášnivý » (« Dialogue passionné ») expose un homme et une femme modelés en argile dans un style réaliste. Tous deux sont assis à une table de bois et se font face. Leurs interactions tendres et passionnées précèdent un baiser littéralement synonyme de fusion.
Une fois qu'ils se sont reconstitués, une petite motte d'argile subsiste. Cette dernière cherche un contact tour à tour avec l'homme et la femme, mais se voit sans arrêt repoussée vers l'autre, jusqu'à ce que les amants finissent par se la jeter à la figure et en venir aux mains, dans un acte de destruction mutuelle.


Le dernier segment correspond à « Dialog vyčerpávajici » (« Dialogue approfondi ») et fait intervenir une masse d'argile qui se divise en deux têtes chauves. Elles vont commencer à communiquer d'une bien étrange manière, puisqu'à chaque fois qu'un des « interlocuteurs » veut s'exprimer, il arrondit les yeux et sort un objet du quotidien de sa bouche. De même pour l'autre tête, le « dialogue » passant alors par l'interaction entre lesdits objets. Les premières tentatives sont relativement accordées, à l'instar du dentifrice étalé sur une brosse à dents ou bien d'un taille-crayon utilisé à bon escient.
Mais la poursuite de ces interactions amène à des combinaisons saugrenues, avec des sons de plus en plus discordants et dissonants, jusqu'à ce que l'ensemble des objets générés soient annihilés et que les deux têtes s'en trouvent épuisées.


Il n'y a rien d'étonnant au fait que ce court métrage ait conféré à Svankmajer une notoriété internationale. C'est sans conteste l'une de ses œuvres les plus abouties.
La force des images est décuplée par l'alliance entre d'une part une grande inventivité dans l'utilisation des arts plastiques, des sculptures en argile aux assemblages improbables, et d'autre part une parfaite maîtrise du travail de fourmi que représente l'animation en volume. Le rendu est loin d'être aussi lisse que dans les films les plus récents ayant recours à cette technique, mais c'est justement cet aspect chaotique qui donne son charme au court métrage.


"Les Possibilités du Dialogue" font assurément partie des plus beaux avatars du surréalisme. Comme bien des œuvres rattachées à ce courant, de prime abord absurdes tant qu'elles n'ont pas été auscultées sous un œil un minimum éclairé, ce court métrage est riche en terme d'analyse sémiotique. Libre à vous de faire votre propre opinion.
Compte tenu de la subjectivité inhérente à la trajectoire du spectateur et de la multiplicité des niveaux de lecture, je ne me risquerai pas ici à une interprétation exhaustive, ce qui n'empêche pas néanmoins de faire quelques remarques.


La répétition est un procédé constant chez Jan Svankmajer, comme si cette dernière était vectrice de folie, jusqu'à ce que les choses dérapent et qu’une mécanique jusqu'alors bien huilée finisse par se détraquer. « Dialogue approfondi » en est un bon exemple dans la mesure où survient un malaise provoqué par l'inadéquation entre les objets et leur usage.
On peut également y voir une métaphore des « débats » peu constructifs qui émaillent aujourd'hui l’actualité politique. L'impossibilité de dialoguer semble en partie résulter du décalage entre les arguments employés et leur cible, comme si les individus ne s’exprimaient que par laïus interposés, sans prendre en compte la sensibilité de l'interlocuteur, d'où un épuisement généralisé. Ce constat n'est pas sans rappeler l'incommunicabilité des êtres mise en exergue par les pièces du dramaturge Samuel Beckett.


Le premier « tableau », « Dialogue factuel », semble quant à lui être un hommage direct aux œuvres picturales du maniériste Giuseppe Arcimboldo, artiste italien de la Renaissance connu entre autres pour ses faciès composés à partir d'éléments détournés. Son portrait de l'empereur Rodolphe II déguisé en Vertumne est sans conteste l'une de ses plus remarquables peintures. Difficile de ne pas faire le parallèle à la vue du court métrage de Svankmajer, d'autant que le travail d'Arcimboldo a beaucoup inspiré les surréalistes.
La principale différence concernant « Dialogue factuel » réside bien sûr dans le mouvement, avec ces visages monstrueux qui ne cessent de s'entredévorer jusqu'à ce qu'on atteigne un certain standard. D'aucuns y verraient une allégorie de l'histoire humaine et de la violence de nos interactions. Notons toutefois que l'évolution de nos civilisations s'est aussi accompagnée de brassages et de maintes réappropriations.


« Dialogue passionné » est enfin une œuvre cruelle et poignante. La motte d'argile peut être perçue de plusieurs manières. Tout d'abord comme un enfant né de l'union entre l'homme et la femme, source de discorde puisque désiré ni par l'un, ni par l'autre.
Toutefois, à un niveau plus conceptuel, on peut également y voir un problème jamais résolu au sein d'un couple, jusqu'à ce que leur relation soit brisée. Par sa symbolique, cette motte d'argile n'est aussi pas sans rappeler le cœur d'un enfant mort en bas âge dans la nouvelle « Un dîner d'athées » issue du recueil "Les Diaboliques" de Jules Barbey d'Aurevilly. Comme Svankmajer a choisi de ne pas lui donner de forme précise qui permettrait d’aisément l'identifier, diverses possibilités peuvent ici se recouper, tout comme celles du dialogue.


Je ne saurais que trop vous recommander ce court métrage, d’autant qu’il peut être très facilement trouvé en accès libre.
Mais n'hésitez à également vous pencher sur l'ensemble de l'oeuvre de Svankmajer, dont l'influence n'est plus à démontrer, puisqu'il a inspiré des réalisateurs américains comme Tim Burton ou Terry Gilliam.


Ses essais se situent toujours aux frontières de l'étrange.
Entre des individus contraints de manger jusqu'à leur table et leurs vêtements faute d'être parvenus à alpaguer le serveur du restaurant dans "Nourriture", la « genèse » d'un colosse aux pieds d’argile au sein d'une maison trop petite avec "Obscurité, Lumière, Obscurité" ou encore une réinterprétation très spéciale des "Aventures d'Alice au pays des merveilles" de Lewis Carroll via l'un des rares longs métrages de l'artiste tchèque, force est de constater que sa production fut pour le moins éclectique et hétéroclite.


Il n'est pas dit que vous appréciez tous ces films, mais qu'ils vous laissent indifférent relève de l'improbable.
Et s'il ne fallait en retenir qu'un, ce serait indubitablement "Les Possibilités du Dialogue".

Wheatley
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le 4 nov. 2020

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