Il faut bien le reconnaitre : au fil des ans et de ses productions, on avait un peu abandonné Sofia Coppola à ses dérives languissantes et ses caprices de petites filles riches qui s'étalaient à longueur de films. On désespérait de la voir réussir à nouveau un coup de maître comme son premier et inégalé "Virgin Suicides".
On est donc ravi de constater qu'avec "The Beguiled", la réalisatrice renoue avec ce qui constitue son meilleur fond de commerce : des jeunes filles face à la mort.
Mais avant tout ce qui frappe dans son nouveau film, c'est la lumière, ou plutôt l'absence de lumière.
Rarement on a vu autant de (vraie) pénombre au cinéma.
Toutes les scènes qui se déroulent au coeur de la grande maison américaine sudiste sont éclairées à la bougie, sans apport supplémentaire de lumière artificielle. Le procédé avait été sublimé par Stanley Kubrick dans "Barry Lyndon". Il sert surtout ici à dissimuler les visages, comme les longues robes puritaines cachent les corps et comme les personnages cachent leurs sentiments et leurs frustrations. "The Beguiled" est - évidemment - un grand film sur la frustration féminine, ce que, à l'époque où se déroule l'histoire, les hommes appelaient avec beaucoup de facilité "hystérie".
Un grand film sur la frustration et donc sur le désir des femmes...
"The Beguiled" a beau être le remake d'un film d'homme (Don Siegel), Coppola s'en empare et en fait un passionnant multiportraits de femmes.
Portraits d'actrices, avant tout.
Au centre, il y a Nicole Kidman - y a-t-il encore un film aujourd'hui sans Nicole Kidman ?
Et c'est déjà signifiant : Kidman incarne désormais l'équivalent féminin de son ex-mari : une comédienne qui a quitté le monde naturel, figée depuis 20 ans dans un âge indéterminé, dans une beauté inhumaine de perfection. Miroir idéalisé de la femme occidentale actuelle.
Le personnage de Nicole Kidman a le goût du sang : c'est l'amante religieuse. Elle ne comprend pas pourquoi le preux soldat n'est pas sensible à son charme. Comment ? Un homme peut lui résister ? Cette idée ne lui avait jamais effleuré l'esprit, le déserteur lui renvoie soudain son état de femme qui ne s'est pas aperçue qu'elle avait vieilli. Elle qui se voit comme matronne immortelle régnant avec bienveillance sur des fillettes asexuées n'a pas vu que dans son dos, les vierges avaient bien grandi. Et cette déconvenue, l'homme devra la payer de sa vie.
A ses côtés, Kirsten Dunst, c'est tout le contraire, la comparaison est même douloureuse : L'ado torturée, bravache, de 1999 dans "Virgin Suicides", est devenue aujourd'hui une femme dont le visage affiche le passage du temps.
Pourtant, c'est vers elle que le soldat jettera son dévolu. Comme s'il cherchait la seule part d'authenticité et de sincérité dans ce groupe de femmes trop occupées à dissimuler et à paraître.
Pour clôturer le trio (soyons honnêtes les fillettes formant le reste du groupe ne comptent pas vraiment) : Elle Fanning traîne de pièce en pièce sa perversité juvénile (comme elle le faisait déjà dans l'ambigu "Neon Demon"). Bref, Elle reprend ici le rôle de Dunst dans "Virgin Suicides"...
C'est par elle que le mal entrera dans la maison, c'est elle qui scellera le destin de l'homme, même si elle jouera jusqu'au bout les victimes.
Que veulent les femmes de "The Beguiled" ? Que pensent-elles vraiment ? Comme dans "Virgin Suicides", on ne parviendra jamais à le saisir vraiment. Tout juste comprendra-t-on que ces femmes ont peur, viscéralement, et cette peur les empêche de vivre. Peur des hommes ?
Possible : on notera d'ailleurs que la seule qui passera à l'acte (sexuel) sera celle qui ne passera pas à l'acte (violent).
Les hommes, parlons-en. L'homme plutôt.
Colin Farrel - un des meilleurs acteurs de sa génération, on ne le dit pas assez - n'a presque rien à faire dans le film, mais il le fait avec nuance et - fausse ? - perversité.
Manipulateur ? On préfère une autre hypothèse : soldat déserteur, se foutant bien des grandes causes de la guerre civile, voulant juste s'en sortir vivant, grisé par son hébergement au coeur d'un gynécée pudibond, il s'amuse à semer le trouble...
mais il oublie que les femmes ont changé.
Oui, les femmes ont changé.
Il y a 20 ans (c'était encore le 20e siècle !), les filles de "Virgin Suicides", épuisées d'isolement et de règles étouffantes, décidaient en fin de compte de retourner contre elles-mêmes la violence de leur monde. Le tout était observé de loin, par des jeunes garçons incapables de les sauver ni même de les comprendre.
Aujourd'hui, les femmes ne se laissent plus faire. A la première menace, elles passent à l'action CONTRE celui qui représente une menace (avant même que cette menace ne devienne concrète).
De quelle menace parle-t-on ? Peut-être de l'émergence d'une virilité, la plus banale, la moins héroïque qui soit, dans un quotidien ultra régimenté.
La dernière image du film, celle d'une grille qui se referme, protectrice, sur le gynécée qui a retrouvé sa tranquillité en rappelle une autre : la grille, sinistre et inoubliable, du jardin de la famille Lisbon, sur laquelle une des vierges suicidées finissait empalée...
Dans "Virgin Suicides", c'était le monde entier qui était contre les filles (du moins c'est ce qu'elles pensaient). Dans "The Beguiled", les vierges passent à l'action. Elles ont le goût du sang, et pas du leur.