Quand les pions sont placés, malgré eux, sur un échiquier régi par des lois économiques bien loin de leur quotidien, il suffit aux mains qui se complaisent à les malmener d’une prise d’ordre furtive pour que s’ensuive une réaction en chaîne dévastatrice. Pas évident d’illustrer l’impact de la grande dépression des années 30 et pourtant Ford, en une demi-heure d’exposition, parvient à rendre limpide le phénomène. Un contexte qu’il finit d’introduire par une séquence très puissante : un fermier désemparé peine à défendre son lopin de terre, qu’une connaissance, grassement payée par une autorité impalpable, détruit sous ses yeux impuissants. L’homme ne peut alors même pas se constituer hors la loi en usant de sa propre carabine, symbole d’un pouvoir censé représenter l’autorité sur une terre qu’il ne possède plus depuis longtemps.

De ce constat proprement révoltant, Ford conquiert immédiatement le cœur d’un spectateur en colère, rarement il aura été question d’inspirer la compassion en si peu de temps d’images. L’exode de la famille Joad avec la Californie, terre d’asile, en ligne de mire, se suit avec une passion dévorante qu’une tension de chaque instant, née d’une injustice plus qu’évidente, rend tout bonnement irréel. De camps en camps, c’est une oppression de chaque instant qu’insuffle Ford à son récit, usant d’une photographie précise, privilégiant la prise de vue en pleine obscurité pour réduire l’être humain à son plus simple appareil, une silhouette qui se démène à l’horizon, qui s’agite, ou se fige sur un mur, reflet d’une dignité qui s’évapore au fil des jours, jusqu’à se perdre, faute d’une misère trop dévorante qui ne rend même plus le rêve possible.

Film profondément humaniste, les raisins de la colère surprend par la justesse, et de son intention, et de sa mise en œuvre. Ford ne se laisse pas aller à la critique facile, et se garde d’humaniser les puissances responsables de ces bords de route, reflets implacables d’une misère sans cesse grandissante. C’est tout juste s’il représente les cabots retords de ces dernières : quelques policiers ravis du petit pouvoir qui leur est confié, en abusent avec allégresse.

Non, la puissance des Raisins de la colère nait de ses thématiques positives, celles qui transparaissent d’un portrait tirant le meilleur de l’homme. Courage, volonté, altruisme, principes moraux inflexibles, sont le lot d’un peuple malmené, des valeurs qui lui permettent de garder la tête hors de l’eau malgré la pression sans cesse grandissante qui lui meurtrit les épaules. Une ténacité qui ne semble jamais forcée parce qu’elle est induite par cette rage de vivre qui anime chaque homme, y compris lorsqu’il est au fond du gouffre. Chaque décision que prend la famille Joad paraît crédible et sincère, mesurée et réaliste, parce qu’en aucune manière Ford ne se laisse aller à un misérabilisme tire-larmes qui rendrait sa vision de la famille opportuniste et facile.

Et s’il met tout de même quelques taquets derrière la nuque des puissants, par l’intermédiaire du discours d’un prêcheur qui délaisse Dieu pour la révolution, il sait rester à distance, sans réellement juger ce qu’il met en boite. A l’image des réactions très froides et pragmatiques du chef de famille, cette Ma’ de tempérament au cœur aimant, lorsqu’elle annonce à son fils par exemple la mort de leur ailleule, il se contente de filmer la vie, que ce même personnage compare à un fleuve qui s’écoule intarissablement, joyeusement, à l’abri dans un contre-courant, une fois les eaux vives et les chutes brutales encaissées. L’occasion pour Ford de témoigner de son admiration pour cette figure matriarcale à laquelle il laisse le mot de la fin, à savoir une note résolument optimiste : peu importe ce que le peuple subit, il finira inéluctablement par se relever afin de continuer son bout de chemin. Puissant.

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oso
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le 8 déc. 2014

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oso

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