Perdant perdant
Au milieu de nulle part, une tour de verre presque incongrue où se situent les bureaux d’une agence de placement mandatée par l’Etat, en charge d’aider un public jeune et défavorisé à trouver le bon...
le 9 janv. 2015
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Sélectionné par l’ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion), ce film coréalisé par Claudine Bories et Patrice Chagnard montre des jeunes cherchant du travail. Après quelques recherches orientées, les réalisateurs sont tombés sur un groupe privé (Ingeus) qui fonctionne sur un principe peu connu. Par contrat, les postulants au travail doivent assister à toutes les formations qu’on leur propose, chercher activement un emploi et répondre aux convocations. En échange de quoi, ils perçoivent 300 euros par mois. Si cette somme est versée par un groupe privé, bien entendu elle vient de l’Etat qui se soulage ainsi d’une partie de l’épineux problème de l’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi. Pour le spectateur comme pour les réalisateurs, la première impression est qu’on assiste, chez Ingeus, à un jeu de dupes. Chacun sait combien il est difficile de trouver un premier emploi, surtout quand on n’a aucun diplôme… Les conseillers qu’on voit dans le film sont des personnes qui gagnent 1 500 euros (nets) par mois, mais qui connaissent… les règles du jeu (les réalisateurs assument la référence à Jean Renoir). Malheureusement, on sent bien que connaître les règles est une chose, faire en sorte que les jeunes sans qualification les assimilent au point d’en faire un atout est une autre paire de manches. Pourtant, globalement, les manches, ils sont prêts à se les retrousser.
Comme les réalisateurs, on note d’abord l’écart de comportement qui existe entre les conseillers et leur public. Le public montré ici est constitué de jeunes vivant dans l’agglomération lilloise. Ils parlent avec un accent chti mâtiné de rap. Ils sont peu voire pas du tout qualifiés et sont, au mieux, habitués à aller de stage en stage. Ils connaissent le travail au noir, l’intérim et le manque cruel de débouchés. Ils ont à peine 20 ans, ils sont désabusés et on les comprend. Quand on voit un conseiller leur faire quelques séances de formation de groupes, pas besoin de commentaires pour sentir que c’est loin d’être gagné. Lolita est boulote, peu souriante, piercings sous la lèvre inférieure et elle veut travailler dans les cuisines d’une collectivité. Un autre est bien gentil mais ne sait absolument pas comment se mettre en valeur. Il ne comprend pas ce que peut être une qualité, car, quand on lui demande ce qu’il pourrait mettre en avant pour se « vendre » il ne sait que dire « Je suis motivé ». Dans le même ordre d’idées, lors d’un entretien de préparation, Lolita sort « Si vous trouvez mieux que moi, prenez, sinon prenez moi » laissant entendre qu’on ne la prendra que par défaut (pourtant, son principal défaut, elle l’identifie parfaitement). Les conseillers ont beau jeu de mettre en lumière les failles dans les attitudes de leurs candidats au travail, en réalité ce ne sont pas des failles mais des gouffres. L’un de ces conseillers explique que la première impression se fait en 13 secondes et qu’il est quasiment impossible d’aller contre cette première impression. Cela va de la poignée de mains au regard sur les chaussures, des détails pour lesquels ces candidats au travail ne voient pas l’importance, ne comprennent pas qu’ils puissent être jugés sur si peu. Eux ne voient que la sincérité, ils se disent incapables de mentir. Ainsi Lolita encaisse, encaisse, jusqu’au moment où elle n’en peut plus et explose (déjà à l’école primaire...) De ce qu’elle a vécu elle retient une expression passe-partout « Trop bonne, trop conne ». Bref, ils sont attirés par ce qu’ils considèrent comme du solide (notamment les marques réputées), mais ne savent pas comment convaincre les responsables de les engager.
Il s’agit bel et bien d’un documentaire sur l’univers du marché de l’emploi. Tous les intervenants ont accepté d’être filmés (pour les formateurs c’est dans leur contrat d’embauche), probablement parce que cela leur importait peu, ce qui explique leurs comportements parfaitement naturels (voir celui qui ne pense qu’à démolir son frère pour une histoire de famille dont on ne saura jamais rien). Mais à une question lors du débat lors de l’avant-première, les réalisateurs ont expliqué que les jeunes ici filmés ne verraient probablement pas le film, l’un d’eux ayant oublié l’heure de la projection à laquelle il était invité et un autre s’étant évaporé dans la nature après un retour aux sources quelque part en Asie. Quant à Lolita, elle n’est pas spécialement intéressée. Cela est certainement révélateur, ces jeunes sans trop d’espoir ont besoin de s’affirmer en étant eux-mêmes. Que peuvent-ils faire avec ce qu’on leur suggère ? Des attitudes tellement éloignées de leur naturel…
Pour les consommateurs de superproductions, de films aux images bien léchées ou qui recherchent des acteurs de renom et des mouvements de caméras qui en mettent plein la vue, ce film n’est pas pour vous. Mais si l’état du marché du travail vous inquiète (ou plus simplement l’avenir de notre société), alors ce film devrait vous faire réagir. Sachez qu’il est bourré d’humour, ce qui est loin d’être évident quand on sait de quoi et de qui il parle. Les réalisateurs ont fait un vrai travail personnel pour donner un ton qui permet de vivre les mésaventures de 4 jeunes à la recherche d’un emploi, en s’amusant franchement sans que cela soit jamais à leurs dépens. Mieux, les réalisateurs reconnaissent avoir évolué dans leur perception de cet univers après s’y être immergé le temps du tournage. Ils se sont pris d’une véritable tendresse pour leurs personnages, tendresse qu’ils ont su communiquer. Et ils ont trouvé beaucoup plus d’humanité dans cet univers que ce que les premières impressions pouvaient laisser prévoir. Le ton général du film doit aussi à la musique qui n’intervient que pendant les panneaux annonçant les différents chapitres, ce sont les Variations Goldberg de Bach jouées par Glen Gould.
Créée
le 6 janv. 2015
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