J’aime Kurosawa. Je peux même dire que je l’adore. J’ai commencé à découvrir sa filmographie il y a un peu moins d’une année, et je suis rapidement tombé amoureux de ce réalisateur et de ses œuvres. Que cela soit une fresque historique (Ran), un film profondément humaniste (Dersou Ouzala), sa relecture de Macbeth (le Château de l’Araignée), une comédie (Sanjuro), un policier (entre le ciel et l’enfer), ou même son œuvre que l’on peut considérer comme une des plus décalées (Dodeskaden). Bref, partout où Kurosawa m’a emmené je n’ai pas regretté le voyage.
C’est donc avec une grande sérénité et une envie non moins dissimulée que je me suis lancé dans Les Salauds dorment en paix, une de ses dernières grandes œuvres qui m’avait échappé jusque-là.
Kurosawa nous livre ici, à travers une œuvre sombre à souhait, et sous la forme d’un film policier, à mon sens, un brûlot contre le système économico politique du japon d’après-guerre et sa corruption qui y prospérait.
Koichi Nishi, secrétaire d’un dirigeant d’une grande entreprise publique, épouse la fille de ce dernier. Beaucoup pensent que Nishi agit par intérêt, pour faire avancer sa carrière, mais ses ambitions sont tout autres. Et le spectateur va bien vite s’en apercevoir. Celui-ci est en fait le fils d’un ancien cadre de l’entreprise poussé au suicide par sa direction, il réclame donc vengeance et utilise son mariage pour agir au mieux …
Autant le dire tout de suite, Les Salauds Dorment en paix , est une oeuvre d’une grande intensité dramatique, offre une ambiance magnifique qui nous saute à la gorge et ne nous lâche pas pendant les 2h30 que dure le film. Ajoutez à cela une intrigue dense, parfaitement narrée, du suspense, des retournements de situations qui font mouchent et une fin marquante, et vous deviez déjà avoir l’eau à la bouche et envie de vous précipiter sur le film, normalement. Mais je vais tout de même me permettre de revenir sur quelques points.
Il est intéressant de voir que dans ce film aucun des principaux personnages servant l’intrigue n’est blanc comme neige, ne peut se faire le parangon de la vertu, le grand défenseur de la moralité (mise à part la fille qui est pour moi à part).
En effet, tous les personnages sont soit complètement pourris, soit malgré leur attitude qui se veut juste, victime d’une gangrène de violence qui les rongent de l’intérieur. Bien entendu on voit le portrait accablant qui est fait des Dupond et Dupont de la corruption, du chef de l’entreprise, cynique à l’extrême, machiavélique au possible, soucieux essentiellement de ses intérêts et ne reculant devant aucune félonie, ou encore du personnage de Shimura homme de main du grand patron, qui n’hésite pas à entourlouper ce dernier, en somme, le truand qui truande le truand, un comble.
Pour autant même le « héros » du film, incarné par Mifune, n’est pas en reste, certes il fait ce qu’il fait par esprit de vengeance, car une faute a été commise sur son père, mais est-ce une raison pour agir comme il le fait ? La violence est-elle légitime pour répondre à la violence ? Est-il en fait véritablement différent de ceux qu’il combat ? Bien entendu il ne va pas aussi loin que ces derniers, mais le gouffre est étroit entre eux…
J’aime à penser qu’on puisse faire un parallèle entre l’œuvre de Kurosawa ci-présente et l’ouvrage fondateur, pour l’analyse des comportements de certains « allemands lambda » dans le massacre de juifs orchestrés par l’Etat nazi, « Des hommes ordinaires » de l’historien Christopher Browning. Celui-ci, en simplifiant, nous disait que dans certaines conditions, par exemple la peur de ne pas faire comme tout le monde, de se différencier, de s’écarter des actes du groupe, de la masse, ou encore par le poids, la volonté, de respecter la hiérarchie, des hommes tout à fait « normaux » ont pu commettre des atrocités qu’ils n’auraient pas faites de leur propre initiative. Ainsi, on remarque que dans le cas du film de Kurosawa, celui-ci met en lumière le comportement de certains fonctionnaires qui auraient agi par conformisme, et par respect de la hiérarchie.
Cela est notamment visible pendant la séquence où un des fonctionnaires explique qu’il ne voulait pas tuer le père de « Nishi » mais qu’il devait le faire, car tels étaient les ordres. Celui-ci n’aurait donc rien à se reprocher étant donné qu’il obéissait à son supérieur hiérarchique. Question ainsi maintes fois posée dans l’histoire, où commence la responsabilité individuelle, et où s’arrête-t-elle ?
De même j’ai eu l’impression que Kurosawa, dénonçait ce que l’on pourrait appeler, avec des pincettes, une « société de la soumission » au travers de l’influence totalitaire qu’ont certains dirigeants sur leurs subordonnés, qui poussent au suicide certains de leurs employés, en somme, une critique de la déification de l’autorité dans la société japonaise.
Je pense qu’en évoquant un film de Kurosawa, nous n’avons pas besoin de disserter pendant des heures sur la qualité de la réalisation, son noir et blanc magnifique, son cadrage ciselé.... Outre la très belle scène du banquet formidablement mise en scène, j’aimerais évoquer une séquence en particulier qui a retenu mon attention, celle où la fille et son frère (désolé j’ai oublié les prénoms) partent retrouver Nishi après que cette dernière ait transmise l’information à son père. Toute la magie de savoir tourner une scène est présente, on ne voit pas ce qui est arrivé à Nishi, mais on l’imagine, et le délabrement des lieux, l’attitude de son ami et son récit suffisent à donner une puissance extrême à cette scène. Du grand art.
Pour autant, le film de Kurosawa n’est pas totalement exempt de défauts. C’est un point de détail vous me direz sûrement, mais j’ai trouvé le personnage de la fille et tout ce qui est lié à elle, un peu trop niais, hors propos. En effet, l’opposition au sein de la famille, entre un père présenté comme le grand Satan, et sa fille, incarnation de la vertu et de la bienveillance, qui plus est handicapée, pour rajouter au propos, quelque peu facile. De même cet amour naissant entre Nishi et son épouse est bien trop attendu, et le retournement de Mifune peu crédible. J’aurais donc aimé un peu plus de surprise de ce côté-là.
Pour finir cette critique, j’aimerais un point sur lequel je ne suis pas en accord avec un confrère du site. Pour lui le dirigeant de la société, de par son attitude immorale et son égoïsme exacerbé aurait perdu de son humanité. Mais pour moi, il est en fait, un homme comme les autres.
Les Salauds Dorment en paix est un film riche, généreux, profondément pessimiste, intemporel de par ses thématiques, qui ont toujours été d’actualité et le seront sans doute pendant encore longtemps.