Il faut vraiment voir une grande part de la filmographie de Kurosawa pour prendre la mesure de sa maitrise éclectique, ainsi que celle de son comédien fétiche Mifune. Camouflé sous sa gomina et ses épaisses lunettes, le voici ici pion d’une grande compagnie dans laquelle corruption et harcèlement règnent en maîtres.
Le mariage qui ouvre ce long récit de 2h30 dure à lui seul 20 minutes : comme souvent (procédé qu’on retrouvera dans Entre le Ciel et l’Enfer), l’exposition se construit en un bloc compact qui pose les ingrédients de la tragédie. Protocolaire, mondaine, figée, la cérémonie est dès le départ minée par la présence de journalistes attirés par les affaires, puis par le discours du frère, d’une rare violence, et enfin l’arrivée d’une pièce montée qui achève de faire de ce haut lieu du pouvoir financier un véritable château hanté.
Le film s’élance ainsi sur les rails du thriller, orchestrant une vengeance machiavélique où les péchés se rappellent sans cesse aux coupables, et les morts réapparaissent dans la nuit.
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Mais il est bien entendu vite rattrapé par les explorations complexes dont Kurosawa a le secret : Nishi le vengeur s’enlise dans le rôle qu’il s’est assigné, s’exhortant à une haine qu’il ne maitrise pas et qui le mine. Amoureux de la femme qu’il avait épousée par supercherie, plus faible, car plus humains que ses adversaires, il a de plus la charge de venger un père qui leur ressemblait tant qu’il ne peut y puiser la force nécessaire ou le sentiment d’une réelle justice. Ce que cherche vraiment à racheter Nishi, c’est le fait de n’avoir pas accordé son pardon à son père avant qu’il ne meure… Car sur cette toile pathétique se dessine avant tout le portrait au vitriol d’une société vérolée et verrouillée par la logique du profit : dans cette compagnie, les subalternes sont des pantins qu’on force au silence et qu’on pousse au suicide. Machine à broyer les humains, sa structure pyramidale semble ne jamais s’achever, et les plus hauts gradés ont eux-mêmes des comptes à rendre. Le lieu décisif du récit n’est pas innocent : la prison dans laquelle Nishi retient un des coupables est une ancienne usine de munitions, souterrain décati dans lequel on tente d’influer sur les sommets de la ville moderne, réponse obscure aux clartés malsaines de la cérémonie initiale. Alors que toute la ville se pressait à cet événement mondain, c’est dans le secret, et esseulé que le justicier tente d’écrire un dénouement moral. De plus en plus théâtral, le final reprend les principes de la tragédie et de la bienséance avec une efficacité de moyens imparable : tout sera raconté dans les cris et la douleur, tandis que dans les derniers étages de la compagnie, on étouffe efficacement les remous provoqués au téléphone.
Alors que le cinéma de Kurosawa a toujours brillé par son talent de portraitiste, il est confondant de voir à quel point cette charge acide nivelle tous ses personnages, rendus égaux par leur haine ou l’effroi qui dilate leur regard. Pessimiste, cette tragédie déguisée en film noir a tout d’une fable amère dans laquelle la violence des films historiques aurait fait place à celle nouvelle et autrement plus retorse, des bureaux feutrés du capitalisme triomphant.
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