La force dénonciatrice des Sentiers de la gloire est telle qu’on pourrait être tenté d’oublier le cinéaste aux commandes. En effet, difficile de rester insensible face à cette charge contre le système militaire en temps de guerre qui valut au film d’être privé de diffusion pendant 18 ans en France.
Afin de démontrer l’écart entre les décisionnaires et la chair à canon qu’ils dirigent, Kubrick crée un réseau fortement contrasté, (voire trop souligné) : d’un côté, les salons et les dorures de la République. De l’autre, la boue des tranchées. Cette dichotomie n’est cependant pas aussi manichéenne qu’on puisse le croire : entre les hommes de terrain eux-mêmes, les manipulations et mensonges vont bon train, à l’image de la nuit de reconnaissance et des arrangements qu’elle engendre sur la couardise du supérieur. De la même manière, la complicité des hommes, voire leur caractère infantile dans la scène finale peut autant prêter à l’attendrissement que justifier le mépris de leurs supérieurs…
Les Sentiers de la gloire n’est pas tant un film de guerre qu’un pamphlet sur le pouvoir. La guerre en tant que telle est ici un catalyseur : objet politique, outil de promotion sociale et d’ambition personnelle, elle a perdu toute réalité du point de vue de ceux qui la conduisent. Un général peut ordonner de tirer sur ses propres troupes, et l’on peut finir le travail de l’ennemi en fusillant ses hommes pour l’exemple, afin, pense-t-on, de motiver les prochains candidats à l’assaut des lignes adverses. Foncièrement pessimiste, le film prend toute sa force dans le procès qui le conclut : parodie de justice, elle voit les tentatives de Dax de décoller vers une véritable rhétorique échouer les unes après les autres. Et pour enfoncer le clou, le général à qui il dénonce les agissements d’un supérieur lui offre sa place, pensant qu’il agit pour son compte depuis le début.
Dans un monde où la guerre dévore les corps, les consciences sont elles aussi malades. Une guerre absurde et béante comme les cratères des obus qui tombent durant les discours censés galvaniser les troupes, et dont le non-sens se propage dans les arcanes du pouvoir, sans épargner la complicité de la religion en la personne du prêtre tentant de légitimer la mort imminente de condamnés.
Si la révolte par la raison ne fonctionne pas en la personne du colonel Dax, reste le cri de douleur des hommes, qui n’ont survécu à l’enfer des tranchées que pour être exécutés par la patrie qu’ils défendaient. Par un sens du pathos mesuré, Kubrick décline les différentes réactions face au peloton d’exécution, et laisse s’épancher toute la bêtise humaine par ces trois poteaux et la rigueur protocolaire d’une cérémonie destinée à honorer la France.
Enfin, le dernier instrument de la révolte sera la présence discrète du cinéaste, qui ici encore forge ses armes avant les grands coups d’éclats de sa future filmographie. On notera le sens de la composition aigue lors du procès, où les positions des accusés et de leurs supérieurs dessinent avec virtuosité la hiérarchie et les enjeux de l’échange. On assiste aussi à la naissance de ses fameux travellings arrière, dans un splendide plan-séquence sur le parcours de Dax dans la tranchée. A ce mouvement répondra celui du travelling avant vers les poteaux d’exécution, d’autant plus effrayant qu’il se fait dans le calme et la sérénité, sous le regard d’une armée complice et satisfaite.
Genèse du film, anecdotes de tournage et analyses lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/3H2pekgXQxw